Purgatorio
Au départ sous le titre Inferno, elle a commencé à écrire cette autobiographie pendant sa première hospitalisation en 2012, l'a soumis à plusieurs maisons d'édition en 2013, et a continué à ajouter des morceaux çà et là. Elle raconte sa vie depuis 2011. La fin contient des textes indépendants ainsi que la majorité des petites poésies de Lorialée.
ATTENTION: Ames sensibles, s'abstenir. Ce manuscrit contient des passages difficiles! Toutefois, j'ai pour le moment volontairement omis des passages trop destructeurs...
J'ai aussi créé une annexe pour un peu de mythologie vue l'étendue des références utilisées par Oriane. Vous pouvez cliquer ici ou sur n'importe quel lien au cours de son Purgatorio.
Table des matières
L'hôpital des fous et la découverte de soi
La rencontre avec le Docteur K.
L’enfer pénitencier en bouse blanches
Le Gang des Dealers de Nutella
23.08.2013,
à Athée-sur-Cher, Autoroute A85
Si cette page surplombe un ensemble de feuillets volants, noircis à l’encre d’un sang anonyme, c’est que je me serais finalement décidé envers et contre tout, au gré de mes lubies voyeuristes, à violer la mémoire morcelée de cette inconnue qui, par mégarde ou intentionnellement, égara ce manuscrit au coin d’une table branlante, dans la chambre insalubre d’un motel déserté, au bord d’une aire d’autoroute peu fréquentée, une nuit d’automne, alors que je m’y hasardais, sans conviction, ponctuant un trajet épuisant d’une halte méritée, et effleurant entre deux portes battantes – sans le savoir encore – l’épaule de son écrivain …
Si donc, vous tenez entre vos mains tremblantes la nuée de mots décousus qui déjà dansent et volètent, noirs, sous vos pupilles avides et curieuses, c’est que j’aurais finalement soumis à publication cette guenille de vie abandonnée au bord de cette table branlante, l’air de rien, un morceau d’existence qui ne m’appartenait pas, mais que, pourtant je me serais arrogé le droit de posséder, dont j’aurais choisi arbitrairement – en tyran effronté – du sort et de la fortune, sans nul scrupule, sans gènes ni craintes…
Si dans vos mains enfin, ces pages frétillent doucement sous le souffle suave d’une brise rousse et fraîche, ces pages que vos doigts, en ce soir d’automne, peuvent se vanter de tourner au rythme de leurs envies, enfin, c’est que j’aurais sciemment choisi de conserver la trace de ce menu manuscrit et de livrer à l’œil intransigeant du quidam un témoignage bouleversant, hors du commun, dont pourtant je ne suis ni l’acteur, ni l’auteur, mais le simple réceptionniste, un jour, alors que je pénétrais cette même chambre de motel, une chambre meublée du plus strict nécessaire un lavabo, un lit, un placard, un bureau et une chaise. Ni plus. Ni moins…Un lieu de passage dont un bout de papier apparemment anodin, est venu défier l’évident anonymat ; un lieu de passage qui constitue désormais l’unique trait d’union entre cette inconnue et moi-même, l’unique point de rencontre, l’ultime intimité partagée… presque à notre insu. Malgré elle. Malgré moi. Malgré nous. Envers et contre tout…
NB : En tant que l’heureux destinataire, et dans un souci de loyauté, je me dois de préciser toutefois que j’ai artificiellement reconstitué une unité qui n’était pas ; je me suis efforcé de remettre ce manuscrit dans l’ordre, un manuscrit qui était incomplet, ajouré çà et là telle une fragile dentelle, noirci de phrases interrompues, de pensées avortées, nourri de souvenirs impromptus, d’idées soudaines, de créations saugrenues et de ressentis abrégés… un ensemble de lambeaux que j’ai pris soin de ravauder avec le plus de cohérence possible– sans doute arbitrairement là-aussi - , laissant entre vos mains un patchwork singulier haut en couleur, sinon unifié, du moins raccommodé, mais somme toute inachevé, fragmenté…
P.G.
Préambule
Alors que vous pensez que tout va bien, que vous avez surmonté avec brio les années censées être les pires de votre vie, les années critiques du jeune pubère en conflit avec un monde hostile, échappant gracieusement à la fameuse crise d’adolescence, évitant les angoisses, les TS, les anorexies et compagnie, évinçant avec succès les drogues, le tabac, l’alcool, et esquivant enfin habilement la schizophrénie, la violence, le vandalisme, le vol, la cleptomanie, les trucs bizarres qui arrivent à cette période de jeunesse fébrile, la dépendance, les fugues, les viols, les grossesses précoces, les pustules, l’acné, les ruptures, les disputes et les chagrins d’amour, les crises de désaccords, les divorces et les suicides. Alors que vous vous croyez enfin à l’abri et que vous avez passé le plus dur sans trébucher, indemne, intact, immaculé, bref, que vous êtes adulte, sain et sauf et que vous allez pouvoir commencer une petite vie bien rangée, le drapeau planté en vainqueur sur un terrain vierge que vous vous apprêtez à aménager à votre guise, alors, soudain, ça vous tombe dessus, comme une énorme fiente visqueuse et flasque, bien blanche, liquide, épaisse et collante qui s’étale nonchalamment sur votre crâne, dégoulinant tristement le long de votre visage….
J’ai 28 ans. J’ai mené jusqu’alors une vie dont je ne suis pas peu fière. Une belle vie trépidante, bien remplie, truffée de souvenirs. Des souvenirs doux, des souvenirs durs et des souvenirs déchirants, mais aucun souvenir ne m’incitant à regretter mes choix et le chemin que j’ai accompli. Je peux dire que j’ai été véritablement heureuse et comblée. Bref, la joie de vivre en personne.
J’ai 28 ans, je m’appelle Lou [1], je fais un mètre 70 et je suis doctorante en littérature germanique. Je travaille sur un sujet qui m’a toujours attirée, mais un sujet qui pourtant causera ma propre perte : La folie.
J’ai 28 ans, je suis née le 13 septembre 1983 à Sainte Foy-lès-Lyon et j’ai toujours eu le cul entre deux chaises, d’abord entre mes deux sœurs, mes deux parents, ensuite entre mes deux grands parents, puis entre la France et l’Allemagne, entre l’allemand et le français, entre la littérature et le sport, entre l’hyperactivité physique et l’hyperactivité intellectuelle, entre mon copain et mes parents, entre mon copain et ses parents, entre mes amis et mon copain, entre mon travail et mon copain, entre mes amis et mon travail, entre mes désirs et ceux des autres, entre mes attentes et celles des autres, entre moi et les autres, entre les uns et les autres, entre les autres et les autres.
J’ai toujours eu le cul entre deux chaises : baladée à droite et à gauche, je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir un chez moi, un domicile fixe, une niche, un garage, un parking, une place, une place à moi, rien qu’à moi, un espace défini qui me reviendrait de droit. Depuis mon enfance, je vis en marge. Sur le seuil. Le seuil de tout, à la limite, à la lisière, à l’orée. Partout et nulle-part, sans géographie fixe. Toujours de passage. Toujours en transit. Jamais vraiment ici, jamais vraiment là. Toujours ailleurs, partout et nulle-part à la fois. Je suis un transit. Un appareil digestif. Un trou, un tuyau sans bouchon. Un tunnel.
Je vis à l’intérieur d’un balluchon, d’une valise qui s’use avec le temps : la première se casse, la deuxième se troue, la troisième se déchire, puis la suivante en perd ses roues, fondues dans l’ardeur et la fréquence des déplacements. Je vis dans une valise qu’il m’arrive rarement de défaire et dont l’unique fonction relève du transfert. Je déplace des affaires d’un endroit à l’autre, je les range et les dérange pour créer l’illusion d’un chez-moi partout où je suis et la seule constante, c’est la cavité de cette valise qui ingurgite et régurgite des affaires, des tas d’affaires, des choses utiles et des choses inutiles, des objets perdus, des objets conservés, des secrets, des déchets, des souvenirs, des pleurs, des rires, des joies, des déceptions, mais surtout des joies, beaucoup de joies.
Je suis une valise. Un œsophage. Un transit. Un transport. Un lieu de passage, un couloir dans lequel les autres se rencontrent et s’affrontent sans cesse. Un espace de confrontation qui ne m’appartient pas. Une place neutre. Je suis transitive. Transparente. Traversée. Un espace vente, un lieu d’échange, de troc, de négociation. Une place de marché. Traversée.
Hormis ce détail, je dirais que je suis une fille langda. Tout ce qu’il y a de plus ordinaire. Quelqu’un de normal, comme on dit. Un bout de lunettes –accessoirement tordues – sur le bout du nez, une vis en moins, un vieux jean, un tee-shirt basique, des chaussettes, une culotte, bref rien d’extravagant, rien de bien folichon, la normalité à l’état pur. Un style dépouillé, épuré, éthéré. Je suis une nénette normale, une souris grise, un passe-partout avec un physique qui ne casse pas trois pattes à un canard, mais qui ne défie pas non plus celui de Frankenstein et qui ne brave en rien l’imagination délurée d’un auteur de science-fiction…
J’ai 28 ans et aujourd’hui, le cul entre deux chaises, j’ai pourtant posé ma valise, une valise inachevée, une valise pleine de manque, pleine de vide, et pleine de nostalgie aussi. Une valise de quatre mois qui ne suffira pas. Malgré toutes les distractions qu’elle contient, il me manque déjà tout : pas de papier toilette, pas de savon, pas de papier, pas de stylos qui marchent, pas assez de culottes, trop de tee-shirts, pas assez de pulls, pas assez d’affaires de toilettes, plein de choses inutiles, rien de bien franchement nécessaire. C’est toujours comme ça avec les valises. Elles ne font que déplacer. Déplacer un vacuum. Brasser du vent. De l’air, jamais rien de réellement signifiant. Quand on les ouvre, d’ailleurs, on ne regarde finalement jamais ce qu’elles contiennent, mais bien plutôt ce qu’elles ne contiennent pas.
Il y a toujours un truc qui manque. Et pourtant, il faudra bien que celle-ci suffise, car aujourd’hui, vendredi 3 août 2012, je suis en isolement pour plusieurs semaines, ce qui signifie que pendant de nombreux jours, mon contact avec le monde extérieur va être radicalement rompu et que je n’aurais en aucun cas et sous aucun prétexte, le droit de pallier le manque matériel – ni le manque affectif, du reste - par une éventuelle sortie, même accompagnée, même limitée temporellement ou géographiquement. Je suis en forclusion. En réclusion. En prison. Emprisonnée. Emprise au mal. CONDAMNEE.
Hospitalisée ou prisonnière, vous allez voir, la différence est maigre. Je n’aurai le droit à aucun coup de fil, à aucun contact, et à aucune visite. Seules deux lettres me seront autorisées. Cependant, celles-ci seront ouvertes et lues par l’ensemble de l’équipe carcérale. Voire éventuellement censurées. Dénigrées. Jugées. CONDAMNEE.
Je vais être le sujet d’une expérience inédite. Une expérience à laquelle peu de personnes, du reste, se soumettent. Pendant plusieurs mois, je vais être isolée dans une chambre de quelques mètres carrés, meublée du plus strict nécessaire : un lavabo, un lit, un placard, un bureau et une chaise. Ni plus. Ni moins. Excepté une télé. Car la télé ne se pense plus hors de tout contexte, même le plus asocial. Elle est partout. Elle est le chez soi des sans domicile fixe, le repère, l’axe, le centre de gravité que l’on déplace virtuellement et sans valise. Elle est partout et elle comble ce vide dont nous tous, nous semblons plus ou moins, à des degrés divers et variés, souffrir, mais que nous ne pouvons nommer sans risquer de laisser croître des angoisses que nous ne serions pas en mesure de dompter.
Carte bleue, carte d’identité, carte vitale, cartes de visite, carte de retrait, carte d’étudiant, carte de fidélité, carte de consulat, tout m’a été confisqué dès mon entrée. Tout ce qu’on a coutume d’appeler « papiers d’identité » m’a été retiré, enfermé à double tour dans un tupperware en plastique, parfaitement insignifiant et complètement imperméable, sans doute rangé à côté de nombreux autres tupperwares insignifiants dans un placard lui-même insignifiant posé à côté d’autres placards insignifiants, adossés contre des murs blancs ou gris, vétustes et délabrés, marqués par l’usure du temps. Et insignifiants.
Je suis un rien, une boite en plastique prête à fondre au moindre coup de chauffe, une feuille dactylographiée, salie et piétinée par de noires empreintes de chaussures passablement identifiables. Sur ma porte, il est inscrit : « interdiction d’entrer pour raison médicale ». Sur celle des autres, on peut lire le prénom d’inconnues, inscrit au crayon de couleur avec quelques fioritures pastelles témoignant d’une individualité à peine préservée, d’un visage partiellement effacé, d’une identité personnelle, dont moi, je dois me dispenser totalement. Pendant quatre semaines, je dois renoncer à être moi, à être un moi avec une autonomie, une liberté et une volonté propre, pour savoir qui je suis. Ici, c’est la politique. Et même si elle me paraît contradictoire, je dois la suivre pour espérer guérir.
Je suis donc, désormais, un papier dactylographié, sous plastique, scotché négligemment avec un sparadrap stérile, sur une porte gondolée par l’humidité. Et dans une minute, on frappera à celle-ci pour m’apporter mon repas, comme à un gros bébé sans défense, sans vécu, sans muscle, violemment arraché au ventre de sa mère. Bref, comme à un gros bébé.
Vendredi 4 août 2012 : je retourne en enfance, je suis propulsée à l’âge oral, je suis un nourrisson à qui on a retiré tous biens témoignant de maturité, de responsabilités ou encore de quelconques acquis. Je suis une feuille blanche, le bec fraîchement jaune d’un poussin humide et tout ébouriffé à qui on va donner la bectée pendant les quatre prochaines semaines, un pauvre caniche à qui on emmènera faire son tour et dont on ramassera la crotte parsemée sur le trottoir.
Vendredi 4 août, je suis dans un état de dépendance tel que je dois, sans transition, et dans l’urgence, me séparer de tous les idéaux de liberté et d’autonomie qui jusqu’alors représentaient le noyau intellectuel et fondamental de mes convictions, et je dois accepter inconditionnellement l’infantilisation dans tous ses états, sans mot dire. Sans maudire. Sans quoi on me reprochera d’être dans le déni et de ne pas vouloir me guérir. Je suis définitivement et officiellement déclarée : COUPABLE. Vous entrez dans cet établissement avec un costume rayé, un numéro tatoué sur le ventre et sur le dos et un boulet au pied. Vous rentrez dans cet établissement avec un casier judiciaire. Vous entrez dans cet établissement avec un écriteau marqué coupable autour du cou. Vous êtes suspect numéro 1, à partir du moment où vous franchissez le seuil de cette porte.
Ça y est. Le moment tant redouté. Les yeux grands ouverts. Le corps raide. Les muscles et les nerfs tendus. La respiration s’accélère. Hectique. Fébrile. Le cœur bat sauvagement. Vigilante. Attentive. Parcourue par la peur, la culpabilité et la colère, je suis à l’écoute : les portugaises béates, les mirettes écarquillées. Je l’entends qui se rapproche dangereusement. Sourdement. Lentement. Ca y est. „Der Oberleutnant ist da“. Le super chef, “The big boss” frappe à la porte et pénètre. Triomphant, la poignée fermement serrée dans la main, le regard luisant. Victorieux. L’OM de la Stasi écoute avec fierté résonner sa voix grave au timbre masculin dans les couloirs étroits et jaunies de cette vieille bâtisse. Dans l’embrasure de la porte de ma cellule, le port droit, les jambes écartées, le pied solidement enfoncé dans le sol, elle annonce avec une jouissance comparable à celle de plusieurs orgasmes cumulés (et sans doute encore jamais ressentis), sa toute puissance. L’infirmière, qui ne cesse de répéter mon prénom monosyllabique comme un coup de marteau, prend manifestement un certain plaisir à errer dans les couloirs et à laisser retentir ses clefs avant d’ouvrir la porte brutalement, dans l’espoir secret de vous prendre en flagrant délit. Un ours brun au sabot en caoutchouc ajouré rose dans lequel le pied chaud sans cesse glisse dans une sueur recyclée qui macère toute la journée. La démarche inappropriée du pingouin. Mmmmh… savoureux mélange physique : la maladresse de Winnie l’ourson, les épaules du grizzli, la hargne du gremlins, et la rapidité d’un manchot polaire : voilà le représentant de la structure pénitentiaire par excellence. Le pouvoir dans toute sa splendeur et son absurdité. Le bourreau. Le corps de la discipline.
L’exécuteur se frotte les mains et se lèche les babines, constatant quotidiennement l’ampleur croissante de son pouvoir d’infantilisation, éjectant de son gosier répugnant quelques discours précuits sur la normalité, le lâcher-prise et l’imprévu. MIEUX : sur le « dosage ». (Ah, le dosage ! - « le juste milieu : tout est une question de dosage, Lou. Rien n’est bien, rien n’est mal » - « pff… baliverne ! »)
Empruntant au philosophe cette fausse allure de sagesse préfabriquée, le bourreau s’appelle Marie. Ah …Marie, quel doux prénom pour une espèce de gros gourou tibétain baveux à la posture hitlérienne et quelle drôle de combinaison (qui pourtant permet immanquablement de légitimer un abus de pouvoir en recourant é des valeurs incertaines qu’elle déclame comme un vendeur de poisson pourri sur le vieux marché d’un port abandonné.)
Notes:
[1]
Oriane avait vontairement modifé quelques informations telles que son prénom et sa date de naissance. Elle avait toujours beaucoup aimé le prénom Lou et c'est ainsi qu'elle aurait appelé son enfant si elle avait pu donner naissance à une petite fille.
Croisière sur le Styx
Petite chronologie d’appoint
2 Juin 2011 : C. et moi, nous partons à Berlin. Nous sommes un jeune couple heureux qui s’apprête à construire la bâtisse d’un avenir commun aux allures réjouissantes. Lui, pose les bases de sa firme avec un collègue encore peu entreprenant, légèrement désinvolte et franchement désorganisé. Et moi, j’entame un stage aux archives de littérature en plein centre de la capitale sur la Robert-Koch-Platz, dans l’académie des arts, sous la direction de la brillante archiviste Sophie Fuchs, archives dans lesquelles on m’attribue un bureau, avec entre les mains, les dossiers passionnants de Lenka Reinerova, morte il y a peu, Kurt Ilsenfeld, un paroissien peu connu et souvent raillé pour ses poèmes fortement religieux, aux accents quelque peu pathétiques, et enfin ceux de Günter Grass, passablement intéressé par l’argent que draine sa propre petite personne avant même qu’il ne soit décédé.
En Juin 2011, l’insouciance enjolive nos vies. Je jongle, non sans culpabilité mais allègrement pourtant, entre les énormes « Taler » au beurre sucré de la boulangerie « Kamps », les Latte macchiato caramel d’une chaîne encore inconnue au bataillon et les petits beurres « Lidl » à 89cts, soulageant par ailleurs une mauvaise conscience naissante par la dégustation quotidienne d’une salade aux avocats et au maïs, généreusement arrosée d’une vinaigrette à l’huile d’olive que je ne manque pas de saucer avec une bonne grosse miche de pain précuite, provenant directement des usines Aldi. Repas que j’achève finalement par de délicieux petits gâteaux suédois aux amandes, collés entre eux par une divine pâte graisseuse au cacao à peine fondante dont je me persuade qu’elle est bonne à la santé. Quant au reste de mes journées, je le ponctue de lectures passionnantes, de bains bouillonnants et de promenades ensoleillées en amoureux, bref un parfait bonheur qui ne laisse rien présager de l’enfer qui me guette et dans lequel je vais bientôt m’embourber.
15 juillet 2011 : le stage touche à sa fin, le départ pour Lyon s’annonce, C. et moi, nous nous apprêtons à rejoindre le lieu de ma patrie pour unir nos avenirs de façon officielle, sa présence physique étant requise d’urgence pour la signature de papiers spécifiques (sans quoi la date du mariage ne peut être fixée et pensée pour l’année suivante). Première ombre au tableau : son père se met en travers de notre route et menace son fils de rompre le lien qui le lie à lui, en argumentant l’étrange urgence de le voir par la liste des dépenses que C. a occasionnées par sa simple existence d’une part et par l’unique semaine de vacances que le pauvre homme à l’aube de sa retraite a en juillet et qu’il aimerait passer avec son fils. Nos chemins alors, se délient. C. bifurque et part à Goch, tandis que moi, je rejoins le foyer familial de ma mère. Esquisse d’une rupture en devenir… funestes prémisses ….Conclusion : Le mariage n’aura pas lieu. Je ne porterai pas son nom. Je ne grandirai pas. Je ne passerai pas par la case mariage. Je ne cocherai pas la case « mariée ». Je ne toucherai pas 20000 francs…
Me voilà refoulée à l’état d’enfant éternel. D’adulte échoué. De naufrager, d’avorté, d’avorton. Et le comble : Tout le monde semble s’en satisfaire. Le sujet est définitivement clos.
Début août 2011: C. emménage chez Uli, son collègue et Christine, sa femme. Il me somme alors de le rejoindre, ce que je fais sur le champ. J’investis alors une piaule de 8 mètres carrés dans les décombres d’une cave jonchée de cartons à moitié ouverts, parsemée de poussière, tapissée çà et là de quelques toiles d’araignées richement garnies, et assombrie par la végétation plantureuse d’une serre en friche qui encercle l’ensemble de la cave et dont les fenêtres s’apparentent davantage à des lucarnes ou à des yeux de bœufs plutôt qu’à de grandes baies vitrées. L’ambiance, du reste, est comparable à celle dans laquelle les habitants de la RDA ont pu vivre sous la domination de la Stasi. Tous nos dires et nos propos sont épiés, retransmis directement par le canal de la ventilation qui donne sur la terrasse et recensés dans un discours sans queue ni tête sur la sincérité et la bonté de l’homme. Aussi serons-nous bientôt amenés à rendre des comptes sur nos « médisances » et nos « jugements négatifs ».
C’est à ce moment précis, l’air de rien, bousculée par les divers changements matériaux qu’un déménagement peut entraîner, que dans un coin, discrètement et sans ambition particulière, je feuillette en toute insouciance ce livre bleu turquoise, faussement rassurant, faussement idyllique, rappelant de par sa couleur l’idée d’un été sous les cocotiers, et qui causera pourtant la tragédie de ma vie, cette vie qui était alors encore si heureuse. À cette époque, personne ne se doute de rien. Personne non plus ne s’étonne de ma réaction parfaitement neutre face à l’annulation radicale du mariage. Pas même moi.
Fin août 2011: nous sommes invités à prendre une chambre d’hôtel (pour un week-end soi-disant, une semaine tout au plus, voir qui sait… un mois peut-être…) les cousins d’Uli et de Christine venant leur rendre visite, nécessitent notre lit et notre chambre classieuse. J’en profite alors pour faire d’une pierre deux coups et rejoindre la France. Mon directeur de thèse souhaite me voir et les réunions professionnelles de début d’année s’amoncellent. Je fais comprendre à C. qu’il est urgent qu’il prenne ses responsabilités et qu’il se délie de toutes les relations de dépendance qui font de notre vie de couple un étrange petit enfer qui n’a rien d’enviable pour deux adultes en âge de fonder une famille. Aussi aimerais-je qu’il trouve un appartement, qu’il se charge d’accumuler quelques missions susceptibles d’assurer financièrement notre avenir et qu’il se défasse de son père et de son collègue à qui il doit déjà plusieurs mois de frais de charge.
Septembre 2011 : Les relations entre C. et moi empirent et se détériorent. Dans le silence. Toujours l’air de rien. C. n’a pas encore trouvé d’appartement. Reclus dans sa cave moisie, chez l’habitant. En outre, il se plaint continuellement de la mauvaise avancée de l’entreprise, pire de sa virtualité et du manque d’investissement de son collègue. De mon côté, la lecture du livre turquoise aux allures de croisière prend des aspects matériels et concrets. Je commence le régime « Dukan ». Le compte à rebours est lancé. Le décompte peut se faire. En quelques semaines, je vais perdre plus de kilos que je n’en ai jamais perdus avec tous les régimes que je m’étais concoctés jusqu’alors. La réussite semble totale : la thèse bat son plein, les amis sont admiratifs et très présents, le régime fait des miracles, et j’attire les regards masculins, en particulier celui d’un thésard algérien que nous appellerons bb [2] et qui travaille en criminologie sur les stratégies urbaines destinées à contrer ou à prévenir le passage à l’acte criminel. Très vite, celui-ci cerne sa proie et en bon prédateur, il reconnaît rapidement les failles de sa victime, bombe le torse, se frotte l’estomac et se lèche malicieusement les babines, constatant la facilité que la prise représente : un café, un resto, quelques jours en Lituanie, un paquet de chewing-gum à la framboise et me voilà dans son appartement. L’homme est grand, il a les épaules larges, il ne manque pas d’assurance, se vante de quelques projets professionnels solides et ambitieux, balance une dizaine de références sociologiques, évoque brièvement deux ou trois documentaires scientifiques signés Arte, parsème son lit non de roses rouges mais de livres savants, et en quelques minutes, à ma grande surprise, je suis étendue sur son lit, dans ses draps froissés, tentant vainement de repousser un mouvement semblable à un va-et-vient animal et sauvage. Ce soir-là sera le dernier soir de résistance et quelques jours plus tard, je le rejoindrai dans le couloir de son appartement pour m’envoyer en l’air sans culpabilité, sans envie, sans curiosité, non par automatisme mais plutôt par esprit de vengeance.
Au fond de moi s’est nichée une colère criante contre C. qui se laisse aller et qui, en renonçant si normalement à notre mariage d’une part, et en préférant son père à notre relation de couple d’autre part, vient de m’abandonner cruellement en détruisant, avec une indolence inédite, 10 ans de confiance, une confiance que nous avions mis tant de temps à bâtir.
Octobre 2011 : je me venge alors allègrement, sans retenue, ni vergogne, sans culpabilité et sans envie. Sans joie non plus. Dans une amère tristesse, un profond dépit et une infinie rancœur. Vide, lasse, abandonnée. Régulièrement, je me rends à l’arrêt de tram’ « Liberté », comme pour la reconquérir, et je longe cette rue qui pue l’urine et la crotte de chien, je rejoins cet appartement de la rue Maréchal Saxe et compose automatiquement, évidée de toute intention et de tout scrupule, le code de l’interphone. Dépossédée de moi-même. Automatiquement. Comme une machine. Comme un corps télécommandés. Un corps qui ne s’appartient plus.
Un jour, par un étrange hasard, C. m’appellera et me dira que nous avons un appartement et que tout est prêt pour mon retour. Qu’il m’attend.
Ce jour-là, je sais alors que ce sera la dernière fois que je m’arrêterai à l’arrêt « Liberté », que je longerai la rue crottée et que je composerai le code de l’appartement de la rue Maréchal Saxe pour satisfaire les besoins d’un prédateur avec qui je n’aurai jamais rien échangé de plus qu’un éphémère instant charnel, volé au coin d’une rue sale et insipide…un indicible soulagement, une libération, un dernier souffle de vie….personne ne saura rien de tout cela.
Novembre 2011 : Bureau de la mairie. J’ai rejoint C. Je suis officiellement habitante du pays voisin. J’ai déménagé à Mörfelden-Walldorf et j’ai pris la décision de m’installer définitivement avec mon copain, dont j’espère sans doute encore secrètement qu’il sera un jour mon mari. La vie semble simple, organisée, bien rangée, la vie de deux jeunes bourgeois qui dépensent sans compter pour agrémenter leur confort de toutes les folies superflues et inutiles que le marché d’une société de surabondance soumet sans cesse aux regards hagards de suivistes dépersonnalisés. Rien ne manque et pourtant les premiers déraillements s’annoncent. C. achète frénétiquement sur la toile. Et puis, nous allons au restaurant et mon corps n’accepte déjà plus certains aliments. Le régime a duré trop longtemps, et les fonctions biologiques sont désormais déréglées. Les premiers rejets sont mécaniques. Je ne culpabilise pas. Je ne suis pas fautive. La réaction est machinale et non volontaire. J’ai trop longtemps refusé des aliments que j’avale maintenant en masse et avec un immense appétit. Mon estomac les rejette. Rien d’anormal. Rien de surprenant. Médicalement parfaitement interprétable. Mon corps n’est pas d’accord. Il exprime son refus. C. s’en inquiète ponctuellement. Moi, je me réjouis de ne pas pouvoir tout accepter, sans avoir à produire le moindre effort, sans avoir à manifester la moindre volonté. Et je double donc naturellement et sans complexe les doses. Je mange automatiquement XXL et mon appétit n’a de cesse de croître. Au lieu de se remplir, mon estomac se creuse de plus en plus telle une immense cavité que je m’efforce toujours de remplir plus. Je ne contrôle plus mes envies et je refuse toute forme de frustration. Retour à l’enfance. Je m’insurge contre tous les interdits. Je veux tout et je donne raison à tous mes caprices, quels qu’ils soient. La mesure disparaît petit à petit… sans que je ne m’en rende compte…
Décembre 2011 : Les rejets mécaniques font désormais partie du quotidien. Je ne sais plus les différencier du mouvement musculaire que j’opère volontairement ou non, par la force de mes abdominaux et que je sollicite par un abus de nourriture d’une part et des litres d’eau chaude d’autre part. Décembre 2011 : Troisième et dernière année de contrat doctoral. L’angoisse s’ancre au plus profond de mes entrailles et étire ses tentacules petit à petit, pernicieusement. La peur de l’avenir m’envahit. Je ne sais pas ce que je vais devenir et cette incertitude m’effraie. Je suis en danger. Personne ne comprend la gravité de la situation et le drame que représente à mes yeux cette insécurité professionnelle. Aucun moyen, aucune réponse ne me permet de taire cet effroi qui est de plus en plus obsédant et irrationnel. Mes projets s’effondrent les uns après les autres. Je m’enlise dans les sables mouvants. Le mariage n’aura pas lieu. Les archives ne peuvent pas me prendre. La formation est inenvisageable. Je ne veux plus être professeur de lycée. Les demandes de candidatures pour les facultés se multiplient et les échecs s’accumulent. Tous les jours, un nouveau courrier, une nouvelle déception, les facultés ferment, les étudiants fuient, il y a de moins en moins de postes. Et l’éternel refrain : « Madame, nous sommes au regret de vous dire »…
Il faut envisager de nouvelles possibilités. Habiter ailleurs, chercher un travail en Allemagne. Problème : il n’y a pas de salaire minimum en Allemagne et les étrangers sont mal venus. Les demandes de candidatures prolifèrent, les exigences diminuent, les échecs se répètent. Le désespoir croit. Mon appétit aussi. Et mon ventre, lui, se vide.
Fin décembre 2011 : Ma sœur et son mari atterrissent sur le sol français afin d’officialiser et de fêter l’union maritale à laquelle moi, je n’ai pas eu le droit. Une brève soirée est organisée en l’occasion. Les convives rayonnent, dansent, s’abrutissent, s’abreuvent et se régalent dans la joie et l’allégresse. Au premier abord, les proches ne me reconnaissent pas, me complimentent généreusement sur ma tenue, mon élégance et mon port élancé pour finalement me comparer au papillon fraîchement défait de sa chrysalide. Je suis une jeune femme, une adulte qui plaît aux hommes, je ne suis plus cette enfant qui faisait rire par ses pitreries infantiles. Et pourtant, régulièrement, je me rends aux toilettes lors du repas, pendant lequel je me goinfre pour la première fois, depuis des mois, d’amuse-gueule et de dragées au chocolat, toujours rassurée par le fait que mon corps parviendra de toute façon mécaniquement à rejeter, n’étant plus habitué à assimiler.
Déjà, alors, certains s’étonnent et pressentent ce que je ne pressens aucunement. Le mot « anorexie » apparaît pour la première fois dans certains messages de mes proches. D’aucuns requièrent l’attention de C. et lui demandent expressément de surveiller mes mœurs. Mon corps semble être l’unique objet que je maîtrise tandis que ma vie, elle, m’échappe de plus en plus.
Mon noyau identitaire se désagrège. Ma mère s’en va vivre chez son ami, ma sœur part aux USA, se marie avec un américain, un thésard en chimie, elle trouve un travail à la hauteur de ses ambitions, emménage dans une grande maison et multiplie les projets tandis que mon autre sœur m’apprend qu’elle est enceinte, qu’elle va fonder une famille et qu’ils vont emprunter pour s’acheter une maison. Ma sœur va devenir maman d’un petit garçon. Enfin, mon compagnon réussit son envolée professionnelle avec brio. Bref, tous s’envolent, laissant derrière eux les tristes ruines d’un foyer dans lequel je me suis construite. Correction : Dans lequel j’étais encore en train de me construire, semble-t-il.
Le toit s’est écroulé. De cet édifice familial, il ne reste plus que quelques pierres. La forteresse est démolie et je suis en danger. Nue et sans bouclier, au milieu de cette chambre, à la merci d’un ciel hostile et imprévisible. Ils s’envolent tous tandis que moi, je m’efforce encore désespérément de battre des ailes, de battre mon cœur. Et sans même atteindre les hauteurs d’Icare, je m’écroule violemment. Je m’effondre pitoyablement. Je m’éteins.
Les uns montent, les autres descendent, drôle de dynamique…
Bref : Triste bilan pour Icare : Le mariage échoue. L’emménagement échoue. La vie en commun échoue. La thèse échoue. La famille disparaît. J’ai raté le décollage. Je suis seule. Seule, les ailes brisées, je gis sur l’asphalte. Dans une flaque de sang. Le crâne ouvert. Le regard triste vers le ciel, ce ciel derrière lequel tout le monde semble avoir disparu, m’abandonnant.
Clouée au sol. Destinée à bouffer du goudron pour satisfaire ma faim. Les ailes rompues. Les pattes cassées. Le cerveau creux. Le ventre vide. Attendant la mort. Un vilain petit canard. La boule au ventre. Je hais ce sentiment d’insécurité. Cette putain d’angoisse permanente au fond de moi. Je suis comme le parano. Persécuté sans persécuteur. Toujours en danger. Poursuivie. Pressée. Dans l’urgence. Nerveuse, fébrile, j’ai peur. Tellement peur. Peur de ne jamais plus me sentir en sécurité. Le cocon a volé en éclat. Il s’est brisé trop tôt. Je suis un fruit qui n’est pas mûr et que l’on a arraché trop tôt. Un fruit que l’on entame et que l’on jette à terre, dégoûté de l’acidité qui en émane.
Ma thèse souffre d’un manque d’engouement. Un manque d’engouement de ma part encouragé par un manque d’engouement de la part de mes directeurs. Je ne suis pas lue, car mon travail est trop prolixe, trop fouillé, trop complexe, trop long. Il faut que je me censure. Il faut que j’annihile des parties de mon travail, des parties que je ressens comme quelque chose d’identitaire. Il faut que je m’avorte, que je me suicide de façon fragmentaire. Or cette sensation parfaitement en accord avec les mouvements biologiques de mon corps va permettre à mon esprit d’agir enfin en symbiose avec ce corps dysfonctionnant. L’un et l’autre accordent alors leur violon. La conclusion est similaire : il faut rejeter et disparaître par petits bouts. Je suis de trop. Cette fois-ci, les preuves suffisent. Je ne suis pas à ma place ; je n’ai pas de place ni dans la famille, ni dans le couple, ni dans le travail, ni dans le groupe d’amis, ni dans la société, ni sur la terre. Pas de parking où me garer, pas de chambre à moi, pas de place ; et que ce soit à l’intérieur ou à l’extérieur, le mot redondant, le mot clé, le fin mot de l’énigme, c’est le trop, le trop plein. Il faut que je rejette ce qui fait partie de moi, que je détruise ce que j’ai créé, que je fasse disparaître ce qu’il y a en trop, ce que je représente de trop, ce que je suis en trop. Et manifestement, il y en a beaucoup, de ces choses en trop.
Janvier 2012. En Allemagne.
Février 2012. En France.
Mars 2012. En Allemagne.
Avril 2012. En France. On s’inquiète. J’ai perdu du poids.
Mai 2012 : Je rejoins C. Ai-je vraiment déménagé ? Ces nombreux allers retours m’en font douter. L’insécurité ne fait que croître, se nourrissant telle de la vermine, du déplacement fréquent, de la perte de repères constante, croissante et de plus en plus importante, du dépaysement conséquent…
Juin 2012 : Je ne supporte plus la vie avec C. Je ne supporte plus son regard sur mon corps difforme, je ne supporte plus son inquiétude grandissante, son angoisse, sa peur, son dégoût, son rejet. Je ne supporte plus son amour. Je ne supporte plus de le voir insatisfait. Je ne supporte plus sa main sur mon corps, sa proximité, sa promiscuité, sa tristesse, son impuissance, sa faiblesse. Je ne supporte plus ses mots, ni ses maux. Je ne supporte plus de le voir souffrir à cause de moi. Je dois fuir. Je dois rejoindre ma mère, et je refuse catégoriquement qu’il m’accompagne. Je ne veux plus le voir. Je ne veux pas voir ma famille en sa compagnie. Je ne veux pas qu’il éveille les soupçons. Je ne veux pas qu’il partage ses angoisses, qu’il les répande comme du mauvais poison. Je le somme de rester en Allemagne et de me laisser repartir seule. Il se soumet à mon volonté. Tristement. Il me laisse partir.
C’est l’anniversaire de mon grand-père, la famille est réunie au grand complet. C. est absent, respectant ma prière. Personne ne semble surpris. Pourtant, dans mon dos, les commentaires vont bon train. Ma mère pleure dans la buanderie. Ma grand-mère tente de la consoler. Mes proches me dévisagent et moi, je fais semblant de ne rien voir, j’arbore comme à mon habitude, le masque du triste clown en public et me goinfre en cachette près du buffet extérieur, à l’abri des regards indiscrets pour finalement rejoindre les toilettes et vomir ces délicieuses sucreries qui me manquent tellement au quotidien et dont j’ai pris l’habitude de me priver radicalement, me punissant systématiquement quelle que soit la source de plaisir à laquelle j’ai recours. L’objectif : vider toujours plus pour remplir toujours plus. L’idée de maigrir pour pouvoir avoir le droit et la marge de grossir m’obsède. Je multiplie les tests, varie les aliments pour voir ceux qui se rendent le mieux. Je crée une marge en accord avec le cadre normé de la société. Grossir sans que ce soit condamné, pouvoir être « ce trop », sans être condamnée, exclue, recluse. Etre anormale dans la normalité. Une marge à l’intérieur du cadre, pour rompre le paradoxe.
Début juillet 2012 : ou le début des grandes orgies. Je reste à Lyon et profite de chaque absence de ma mère pour remplir mon ventre des choses les plus invraisemblables et les plus caloriques qui soient. Le jour, je ne mange rien, frôle quotidiennement l’évanouissement, craint l’hospitalisation, m’abreuve de cafés et de boissons sans sucre ni édulcorant, me prive de plus en plus, allant jusqu’à renoncer même au chewing-gum sans sucre et au coca zéro. Je ne m’autorise plus aucun aliment, même le mini bout de brioche que l’on vous propose à un stand de dégustation. Rien ne doit pénétrer ce corps qui me répugne. Je me prive de toute nourriture et de toutes boissons à part le thé, l’eau et le café et m’acharne du reste à ma thèse. Je souffre et je m’en réjouis. La punition est de rigueur. Je suis en trop, j’ai mérité cette violence que je m’afflige sciemment, volontairement. Je soigne mes contacts de façon virtuelle et réduis de plus en plus les sorties physiques. Le soir, sur les coups de 19h, je me rue au Carrefour du centre commercial, j’erre dans les allées comme une âme en peine, inconsciente, paralysée, hypnotisée, comme dans une ivresse, en transe, livrée à une fièvre acheteuse, une compulsion d’une puissance extrême et je dépense une fortune pour finalement manger des quantités de nourriture incroyables, les recracher ensuite et passer des nuits d’insomnie à me demander si le cœur ne va pas lâcher. Il n’y a plus de mesure, je suis perdue, j’ai faim et je me sens si seule. Et pourtant rien n’y fait, plus j’augmente les doses, plus je me sens vide, seule et triste. FROIDE. Transie. Vide. Mes veines me font l’effet de tuyaux vides, rouillés. Un corps métallique en tôle qui sonne creux, qui résonne l’écho d’une carence indicible.
Désert. Déserté. Inhabité. Bientôt inanimé.
Un menu type : deux pizzas, une aux quatre fromages, une à la bolognaise, auxquelles, dans un acte de décadence extrême, j’ajoute à chacune d’elle, une boule de mozzarella ou un sachet d’emmental, 500g de pâtes à la bolognaise ou à la sauce cacao, un pain aux céréales et aux fruits secs, un flan six/huit parts, une mousse au chocolat quatre personnes, deux parts de Trianon, deux parts d’Opéra, et pourquoi pas un tiramisu, ou un dessert à la mousse au chocolat, voire un fondant huit personnes précuit pour couronner le tout, sachant que les gâteaux crémeux sont ceux que je rejette le mieux, donc les moins culpabilisants. Il n’y a rien à dire : je suis définitivement malade. Folle. Folle à lier. J’ai perdu la limite. J’ai perdu le repère. Je me suis littéralement perdue. Abandonnée dans un vertige sans fin, un tourbillon d’insécurité incommensurable. Je n’ai plus aucune notion de la norme, de la justesse, de la rigueur. J’ai désappris. Je suis un nourrisson. Un orphelin. Expatrié.
8 juillet 2012 : Ma sœur est revenue d’Amérique, elle me regarde tristement mais s’efforce de faire mine de rien. Pleine d’indulgence à mon égard, elle se fait très discrète et ne juge aucun de mes comportements alimentaires, aussi étranges soient-ils, elle s’interdit même à ma demande de me regarder manger, m’écoute sagement, le dos tourné, pendant que je m’empiffre, incapable de résister à de morbides pulsions. J’ai tellement honte. Je ne suis même plus capable de me retenir en présence de ma sœur. Je m’adonne délibérément à sa crise derrière son dos. Littéralement.
Elle, ma mère, son copain et moi, nous partons pour un week-end à Marseille. Il s’agit de voir la mer et le soleil afin de nous ressourcer tous et toutes. Je suis très fatiguée et je suis terriblement angoissée par la proximité dans laquelle va se dérouler ce week-end, angoissée de devoir me restreindre pour ne pas alerter mes proches, angoissée de ne pouvoir résister à manger.
Pour parer aux angoisses manifestes de ma famille, je leur assure vouloir me soigner et je prends contact avec une psychologue fort sympathique que je ne verrai que trois fois et qui malgré tout le bon sens et toute l’intelligence dont elle fait preuve, se sent définitivement incompétente, désarmée et impuissante face à la gravité de ma maladie [3]. Elle va alors discrètement déléguer. Refiler le pouilleux, se défaire de ce mauvais jeu de carte. Tenter un coup de poker. Conserver la poker face, faire mine de rien, prendre la fuite. Elle me conseillera alors des spécialistes, se défaisant ainsi du poids que je représente à ses yeux, déléguant le fardeau à ses compères.
Toujours pour parer aux angoisses de mes proches, j’appelle une psychiatre recommandée par ma cousine, anorexique pendant 10 ans. Celle-ci ne répondra pas et me laissera dans le désarroi le plus total. Encore pour parer aux angoisses de mes proches, j’accepte l’aide de mon père et nous convenons d’un futur traitement sous hypnose.
Le voyage à Marseille se fait donc dans une inquiétude moindre, les choses semblant rentrer dans l’ordre et prises en charge. Pourtant, ce voyage s’avère être un calvaire de plus. Un cauchemar. Je suis assise sur une bombe à retardement. Il faut que je ruse pour masquer tous ces rituels tordus. L’après-midi, j’attends qu’ils fassent leur sieste pour me jeter au « Carrefour » du coin que j’ai déjà repéré dès notre arrivée - reflex de survie ! -, et je me précipite sur l’immense mousse au chocolat dont je rêve depuis quelques heures, je me rue ensuite à la caisse, le temps presse, ils ne tarderont pas à se réveiller, je m’impatiente, il faut que je rejoigne les toilettes publiques de l’hôtel afin que ma sœur, dans la chambre, ne se doute de rien [4]. Je mange la mousse à une folle allure pour finalement la rendre dans la minute suivante, dans la cuvette de l’établissement. 5 euros pour un bref parcours, un aller-retour de quelques secondes dans mon œsophage. Un acte insensé, parfaitement déraisonné. Monstrueux. Morbide. Un gâchis de plus, je ressors des toilettes, coupable, mais soulagée, retrouve mes parents, fais mine de rien, comme d’habitude, nous nous rendons sur le port, pour un resto que nous avons réservé dans l’espoir de réaliser un projet qui nous tient tous à cœur depuis quelques jours, à savoir : manger une « bouillabaisse », spécialité marseillaise. Je ne suis plus qu’un œsophage, une tuyauterie pourrie, infecte.
Tous se réjouissent, tandis que je suis envahie par l’angoisse, je sais pertinemment que je ne pourrai pas manger au même rythme que les autres, tellement j’ai faim, que je vais encore avoir cette horrible impression d’être anormale, d’être un monstre, un ogre, capable d’ingurgiter sans limite et j’appréhende déjà le regard choqué de ma mère qui s’étonnera de me voir manger tant et si vite sans jamais craindre d’être rassasiée.
Et ce qui devait avoir lieu a finalement eu lieu. Je mange plus vite, je finis plus vite. Les autres laissent, se plaignent que les mets sont trop copieux, et moi, je les trouve maigres, et je finis mon assiette en premier. Ma sœur, elle, s’excuse car elle ne pourra malheureusement pas finir. Il n’y aura pas de dessert, ce soir. Je suis prise d’une envie de vomir. Je me maintiens. J’essaie vainement de me comporter normalement pour ne pas alerter les personnes alentours, pour ne pas risquer les regards inquiets ou suspicieux, voire dégoûtés. Puis, j’ai une remontée soudaine que je ne peux restreindre. Ma mère s’en rend compte et je lis alors toute la honte qui instantanément déforme l’ensemble des traits de son visage joyeux. « Comment ma fille peut-elle vomir en plein milieu d’un restaurant gastronomique, n’a-t-elle donc aucune manière ? » pense-t-elle sans doute. Je suis envahie d’un terrible sentiment de honte. Tout ça ne fait que confirmer mon anormalité. Je me sens rejetée. Exclue. Repoussée. Répugnante. Expatriée.
15 Juillet 2012 : retour express à Mörfelden-Walldorf. Je prépare mon entrée dans la vie active. J’ai obtenu un travail de formation dans une grande boite d‘avocats de renom, en tant qu’assistante bibliothécaire à Francfort. Le contrat prend effet au 1er août. Plus que quinze jours pour essayer de reprendre ma vie en main. Plus que quelques jours pour acquérir une carte d’identité, ouvrir un compte, obtenir une carte d’impôts, obtenir une autorisation de circulation et m’assurer auprès d’une compagnie sérieuse et reprendre du poids.
Plus le temps passe, moins je m’en sens capable et moins je supporte le regard désapprobateur et dégoûté de C. sur mes comportements alimentaires et sur mon corps déformé. Deux jours plus tard, j’écris à Shearman, me désengage, leur fait parvenir une lettre de démission, achète un aller pour Lyon, offre à C. une dernière journée resto-ciné et m’enfuis pour retrouver le cocon familial, comme un gros bébé.
Mais il n’y a plus de cocon. Comment ai-je pu oublier ce détail? Le cocon a volé en éclat. Il ne reste plus que quelques fragments. Personne n’est présent, je suis seule, ma mère est en Grèce, ma tante en Espagne, ma sœur en Amérique, mon autre sœur à la maternité, mes frères, mon père et ma belle-mère en Scandinavie, mes grands-parents dans le Vercors et les autres, dans l’incapacité de se déplacer. Je suis dans l’euphorie délirante de pouvoir m’adonner allègrement et sans retenue à toutes les orgies possibles, sans craindre d’être dérangée. Obnubilée par la nourriture. Aveuglée par la jouissance de consommer l’interdit.
Le rituel est alors parfaitement rodé. Tout est pensé dans un ordre mathématique et minuté. Etape n°1 : je préviens toute personne susceptible de me déranger que je ne suis pas disponible et qu’il est donc inutile de me rendre visite ou de me téléphoner ; étape n°2 : je ferme les volets ; étape n°3 : je ferme la porte à clé et je bloque toutes les issues, anticipant tout flagrant délit; étape n°4 : je débranche le téléphone, j’éteins internet. J’allume la télé que je ne regarderai pas, obsédée par mon rituel autiste. Etape n°5 : je prépare les verres de thé brûlants, le plateau, les sauces, les mouchoirs, les bassines à vomis, la bouteille de coca, les serviettes, le torchon au cas où, la veste à portée de main pour consommer à la bonne température : étape n°6, j’allume le four.
Je suis malade. En état de transe. Droguée de la nourriture.
Tout doit être à sa place, au bon endroit, pensé dans le moindre détail, au millimètre près, afin de ne permettre aucun retard, aucune distraction qui gâcherait mon orgie. Du reste, je ne toucherai à aucun aliment, je ne goûterai rien, je ne succomberai en aucun cas à la tentation, tant que tout ne sera pas prêt. Pas même un doigt dans la soupe, ou une langue à la louche. J’allume la salle de bain, je prépare la cuvette des toilettes, les produits ménagers, il ne faut laisser aucune trace du crime. Aucune empreinte. Aucun déchet susceptible de trahir mes folles pratiques. Tout est minuté, compté, étudié pour que l’orgie se fasse et se défasse dans les meilleures conditions. Il s’agit d’optimiser le plaisir de l’ingurgitation et l’efficacité du renvoi. Rien n’est laissé au hasard.
Etape n°7 : précouper la pizza, précouper les gâteaux, préparer les micro-ondes, trancher le pain, préparer les coupelles, préparer les sacs poubelles, éliminer tous les déchets, fermer les rideaux. Eteindre tous les appareils et les lumières des pièces inutiles. Anticiper tous dérangements qui risqueraient de retarder et de faire échouer les vomissements, garanties du succès orgiaque.
J’ingurgite et je recrache sans scrupules et je dépense des sommes énormes par repas. Le « dîner » uniquement. Je risque tous les soirs une rupture d’œsophage, la mozzarella ne passe pas.
L’embouteillage des aliments. Le bouchon mortel.
L’angoisse de grossir. De grandir. De devenir. D’être.
D’être tout simplement.
Je suis épuisée, j’ai envie de dormir, mais je ne peux me mettre au lit tant que mon ventre n’est pas vide et propre, tant que l’eau n’est pas claire, tant que les parois de mes entrailles ne sont pas parfaitement lisses et polies comme du marbre. J’ai des maux d’estomac à en imploser de douleur, mais je répète dangereusement ce rituel comme pour combler un vide que je n’explique pas. Et puis, le poids stagnant, je m’en permets une crise de plus : le matin, c’est 500g de pâtes crues, que je cuis dans une sauce au cacao dégraissé et au lait écrémé, auxquelles je rajoute une tablette de chocolat. La contradiction, le non-sens triomphe.
Je perfectionne et varie les techniques de vomissements. Je multiplie les tests anatomiques. Je deviens experte. Presque plus aucun aliment ne me résiste et j’inverse le processus naturel. J’inverse la dynamique, je défie les lois de la gravité ; je suis Dieu ; je décide, toute puissante, de la mouvance des choses. Ce qui descend, remonte. Je connais le temps, les moyens, les techniques, les ruses et les subterfuges pour rendre n’importe quelle denrée, à n’importe quel instant. Je suis Poséidon, je gère les flux, j’ingère, je digère – je dégénère aussi.
Légère, je maîtrise le trafic, j’impose le rythme, le tempo, la cadence. Je suis le maître d’orchestre de cette ultime symphonie, je suis la voix divine d’une étrange cacophonie, la voie centrale, l’axe de toute chose, l’unique aorte, l’unique rocade, j’impose le rétrécissement de chaussée, je fais de l’impasse une rue étroite à deux voix. Je fais ma loi, mon solfège. Je suis à moi toute seule, à la fois, le frein, la boîte à vitesse, et la pédale d’accélération ; j’impose. J’implose. Je dispose. Mon corps est un volcan en éveil, un volcan en ébullition, un monstre de lave bouillonnante qui se déverse abondamment, sans retenue, sans mesure. Je suis un monstre. Un monstre monstrueux, je suis mon truand. Mon propre truand. Je suis la bête que l’on abat à l’arbalète, la bête que l’on étête et dont on conserve les abats. Je suis abattue. Je ne contrôle absolument plus rien. Mes journées se résument à la nourriture sous toutes ses formes, dans tous ses états. Je ne pense plus qu’à elle, l’unique joie de mes journées, l’unique plaisir que je peux encore ressentir dans cette anesthésie totale d’émotions, l’unique présence, l’unique bien, l’unique compagnie en ces temps d’extrême solitude. L’unique raison de mon impatience et de mon envie de vivre se résument désormais au menu du soir. J’y pense sans cesse et j’en jubile maladivement, comme un chien enragé. Comme un toxico, un alcolo. Même ma thèse est relayée au second rang. Pourtant, l’orgie en tout et pour tout ne durera que quelques minutes et ne sera qu’un mauvais trip de plus, une nouvelle déception, un pas de plus vers ce ravin, dans lequel je m’enfonce. Inexorablement. Délibérément. En toute impunité.
Je mange certes avec plaisir, mais à une vitesse vertigineuse, comme une droguée, j’oublie tout. Je ne suis plus qu’une machine de consommation. Le plaisir ne réside, du reste, non pas dans la saveur des aliments, mais dans leur consistance : plus ils sont consistants et rassasiants, plus je les apprécie, le but étant de remplir au maximum l’immense cavité que représente ma bouche, puis mon ventre. Et je m’étonne des nouveaux records que je suis capable d’abattre. La sensation de satiété est de plus en plus longue à venir. Parfois, elle ne vient pas. Mon estomac est de plus en plus difficile à satisfaire. Les vomissements sont de plus en plus fréquents, permettant une ingurgitation plus conséquente. Je ponctue chaque prise par un détour aux toilettes afin de minimiser les risques de ne pas pouvoir rejeter et de rompre l’œsophage avec un passage trop difficile. Par conséquent, je ne suis jamais rassasiée et j’augmente les doses quotidiennement. Il faut que je goûte à tous les interdits. Comme pour parer à une frustration qui s’est étendue sur de trop longues années.
26 juillet 2012 : C. essaie de joindre toute la famille, s’alarme de ma solitude et de mes comportements alimentaires inquiétants, sans en connaître pourtant le quart. Je ne pèse plus que 37 Kilos. Je bois 10 cafés par jour, cinq bols de thé et de 4 litres d’eau chaude.
Nuit du 26 juillet 2012: après une orgie digne de ce nom, avec pizza, pain aux fruits secs, pâté, Trianon, mousse aux marrons, flan et opéra, je vomis l’ensemble du repas, très affaiblie par ce rythme de vie réglé par la fréquence des vomissements et l’écriture de la thèse, je m’assoupis, angoissée. Quelques heures plus tard, je suis réveillée par des douleurs insupportables aux articulations des coudes, des poignets, des genoux et des chevilles, je sens de moins en moins mes jambes et mes bras et me demande si je pourrai me réveiller. J’ai alors terriblement peur de mourir seule. Je suis prise de panique. Comme pour rétablir désespérément le lien à la réalité, comme pour me reconnecter à la vraie vie, je me raccroche alors à internet, saisis mon IPod et cherche quelques nouvelles qui pourraient me distraire de la souffrance présente. J’apprends par ce biais l’accouchement de ma sœur. Au même moment, je découvre un message de C. qui me dit qu’il est prêt à reconsidérer l’ensemble de notre avenir commun, d’envisager un éventuel déménagement, de nouveaux horizons professionnels, de nouvelles formes de vies, si j’accepte de me prendre en charge et de me faire hospitaliser d’urgence. Et il y a cette phrase : « rien n’est écrit dans la pierre ». Rien n’est définitif. Cette phrase apparemment banale. Cette phrase, inscrite et dissimulée entre deux autres. Cette phrase qui déclenche pourtant, en moi, quelque chose de fondamental. C’est à ce moment précis que je prends conscience de la gravité de mon état et du caractère pathologique que j’ai alloué à ma vie depuis plusieurs mois. Je me rends à l’évidence : dès demain, il faudra que j’appelle la Clinique de la Providence, établissement spécialisé dans le traitement des troubles graves du comportement alimentaire, pour me faire hospitaliser. À ce moment, je suis encore loin d’imaginer que je ne suis qu’aux portes de l’enfer et me réjouis secrètement d’un paradis enfantin dans lequel je serais prise en charge, aimée, choyée et rassurée…
27 Juillet 2012: Clinique de la Providence : « Nous ne pouvons pas vous hospitaliser. La décision est prise de médecin à médecin. Il vous faut donc consulter votre généraliste qui décidera avec le Docteur K. de la nécessité et de l’urgence de votre état psychique et physique. » Le docteur K. Une lettre qui résonne alors gravement entre les parois lisses et froide de ma creuse cervelle. Première fois que j’entends son nom.
Réaction automatique d’une anorexique type : se renseigner de toutes les façons possibles et inimaginables sur l’inconnu, prévoir, appréhender, organiser, gérer, préparer, anticiper : quelle est cette clinique à laquelle je viens presque de m’abandonner aveuglément, dans un excès de confiance ? Qui est ce docteur ? Quelles sont les pratiques et les rituels ? Quel est le système, le traitement préconisé, les habitudes, les considérations, les principes, les idées et les valeurs qu’ils défendent ? Quels genre de patients quel sexe, que âge, quel profil ? Quel genre de maladie, de pathologie traitent-ils ? Combien de temps ? Combien d’argent ? Combien de patients brassent-ils ? Quel type de cure, quel type de sevrage, quelles interdictions, quelles permissions, quel rythme, quelles libertés ? L’obsession du contrôle, le besoin de savoir, d’anticiper, de parfaire, d’être parfaite, d’être meilleure, d’être la meilleure, de tout savoir, de pouvoir maîtriser les choses, tout intellectualiser, être meilleure, tout comprendre, de façon boulimique, enregistrer des informations, ne rien perdre de vue, tout savoir, tout penser, tout anticiper, ne rien laisser au passage, ne rien laisser au hasard ; envisager tous les détails, toutes les possibilités, toutes les perspectives, ne jamais s’avouer vaincu. Penser la totalité, penser la perfection. Ne jamais cesser de réfléchir. Organiser, ranger, ordonner, penser, catégoriser, systématiser, coordonner. Penser le système, penser, penser, penser, toujours penser.
Notes:
[2]
Des choses a dire sur Bilel mais je ne vais pas les reveler de suite.
[3]
Je suis surprise. Je crois que cette psycholoque était celle qu'Oriane appelait l'essoreuse. Elle semblait l'adorer. Elle nous disait (peut-être pour nous rassurer) que la psy était super optimiste sur les chances de guérison d'Oriane et ici, elle nous dit le contraire, que cette psy se sentait impuissante et incompétente pour le traitement de ce genre de maladie.
[4]
J'avais une peur terrible de l'entendre se faire vomir dans les toilettes de notre chambre. Mais je ne l'ai pas entendue et je sais maintenant pourquoi. Toutefois, si j'étais loin de me douter de l'intensité de sa faim et de ses crises, je n'étais pas totalement aveugle. J'ai dû prendre beaucoup sur moi pour me comporter normalement, feindre un visage sans expression qui pourrait trahir un jugement ou un dégoût, tout en lui offrant mon soutien et mon oreille. J'avais l'estomac retourné. Elle pouvait manger sans fin pour taire une faim qu'elle ne pouvait taire puisqu'elle régurgitait tout aussitôt, et moi je perdais l'appétit et l'envie de vomir me taraudait. Je me sentais coupable car je savais que tout ce qu'elle désirait, c'était de partager un repas paisible, sans le mot tabou "copieux" et ma faim disparaissait après les premières bouchées alors que je me devais de me régaler pour diminuer la culpabilité d'Oriane qui voulait manger à sa faim sans être vue comme un ogre. En route pour Marseille, on s'était arrêté sur une aire d'autoroute pour le pique-nique. Au lieu de casser la croûte avec nous, elle s'était absentée, sûrement pour s'acheter des folies. Jusque là, tout va bien, mais c'est dans la voiture dont je partageais avec elle la banquette arrière, que je voulais disparaître. Je ne supportais pas de la voir ni de l'entendre se vider par à-coup dans sa petite bouteille de coca. Elle tentait d'être discrète mais une bouteille de coca, ça se vide, ça ne se remplit pas... Je ne pouvais pas ne pas voir. Je ne sais plus si c'est le soir de la bouillabaisse ou un autre, mais elle était assise face à moi et avait des renvois constants, petits il semblerait. Elle les contenait, les remachoullait, et les ravalait. Mais parfois, ça arrivait quand elle participait à la conversation, et cette bouche pleine qui nous parlait me donnait la nausée... jusqu'à ce que la mécanique se fasse trop violente et elle ne put plus se retenir, c'est parti à table. Elle avait peur qu'on la rejette. Elle voulait pas nous faire honte, et bien honnêtement, j'en avais rien à taper de ce que les gens voyaient et pensaient. J'avais mal pour elle et je me sentais mal de ne pas être à la hauteur face à cette situation. La même chose s'est passée à une pizzeria sauf que plutôt que la table, elle s'est enfuit dans la rue. Je n'ai pas réalisé tout de suite, ce n'est qu'en quittant le restaurant que j'ai vu l'amas de pâtes à peine mâchées. Je ne sais pas comment en recrachant tant, elle trouvait assez d'énergie pour marcher pendant des heures. Je suis encore plus sidérée de cette énergie trouvée on ne sait où après avoir lu cette autobiographie qui me révèle sa peur quotidienne d'avoir le coeur qui lâche, de sa fatigue extrême, et de la sensation de froid permanente. Pas étonnant qu'elle recherchait tout le temps le soleil et pouvait passer des heures à se faire cramer le bout du nez, ce qui au passage donnait de la lumière et du peps à son teint, masquant certainement l'état malade dans lequel elle se trouvait.
L’hôpital des fous et la découverte de soi
La nuit du 26 juillet, je flirte avec Thanatos, frôle la mort et je suis seule. Personne ne m’accompagnera à la porte des enfers. Pas même Charon. Je suis seule. Je pèse 35 kilos et je suis en proie à d’infernales douleurs. Tous sont partis. Je m’efforce de me lever pour ne pas crépir au fond d’un lit sale sur lequel jonchent déjà un million de pellicules mortes de cette peau effritée et déshydratée sur lesquelles quelques milliards d’acariens se ruent, se disputant avec avidité le morbide butin.
Je descends les escaliers, persuadée que je ne franchirai pas la marche suivante, mais mon corps se surpasse – Combien de kilos me faut-il perdre encore pour que la mort m’étreigne enfin – cœur, quand vas-tu enfin cesser de battre ?… Je parviens même, comme ivre d’une nouvelle obsession boulimique, à me préparer mes 500g de pâtes à la sauce cacao-chocolat. Sans doute le dernier plat de pâtes orgiaque de ma vie. Sans doute le dernier plat de pâtes. Sans doute le dernier plat. Sans doute le dernier.
La douleur est de plus en plus insupportable. L’idée de la mort également. A la fois trop proche, et trop lointaine, la maudite, la sournoise se fait attendre… J’appelle la Clinique de la Providence. Appelez votre médecin traitant. J’appelle le médecin traitant. Appelez le numéro d’urgence suivant. J’appelle le numéro d’urgence suivant. Pas de réponse. J’appelle d’autres médecins. On est complets. J’appelle d’autres médecins, on est complets. J’appelle d’autres médecins. On est complets. J’appelle d’autres médecins. Oui, cet après-midi à 16h. D’accord. Votre nom. Andreas. À plus tard. Je ne tiendrai jamais jusqu’à cet après-midi. Je n’irai pas au rendez-vous. Solution de secours n°1 : maison de garde : fermée la journée. Solution de secours n°2: les voisins : je frappe frénétiquement à toutes les portes, ils ne sont pas là. Je suis seule. Je suis en pleurs. Seule comme un rat mort. Un rapide et nième tour d’horizon : Papa et Catherine en Scandinavie ; Maman et Eric en Grèce ; Mamie et Papi à Corrençon ; Virginie en Amérique ; Séverine à la maternité ; Papi et Mamie cloués à Francheville ; Pascale en Espagne ; oncles et tantes : inenvisageable, trop éloignés. Il n’y a personne. Personne à qui demander de l’aide. Personne vers qui me tourner. Personne susceptible de m’accompagner aux portes de l’enfer. J’ai poussé le bouchon un peu trop loin, Maurice ! bien fait ! Tu n’avais qu’à freiner avant de glisser complètement. Tant pis pour toi ! Souffre, pauvre fille, c’est tout ce que tu mérites ! Tu es pitoyable, Tas d’os tordus!
Solution de secours n°3 : SOS médecin. On vous envoie quelqu’un tout de suite. Une demi-heure plus tard : un grand monsieur sonne à la porte. Me voyant toute fébrile, les yeux mouillés, le corps déformé, dégraissé, amaigri, light, 0%MG, il se met à secouer sa bedaine, déclame quelques plaisanteries étranges sur la différence manifeste de nos corps et l’image fantasmagorique de vases communicants. Puis, il s’installe paisiblement dans l’un des fauteuils du salon et poursuit un discours qu’il agrémente de quelques blagues légères pour distraire un sujet particulièrement paniqué. Après quelques gestes médicaux d’une certaine banalité, il s’étonne de la gravité de mon état, appelle une ambulance. Dans la demi-heure qui suit, je suis allongée sur un brancard de l’ambulance « éclair », en route pour l’hôpital Lyon Sud. J’atterris dans une salle stérile aux portes battantes, un sas entre le parking et l’hôpital, dans lequel on me demande de me dévêtir, on me remet une chemise impersonnelle, une chemise à pressions, ou plutôt à pression, pour être exact, si bien que je me demande l’intérêt de cette fausse pudeur de principe: cacher ses seins pour mieux afficher ses fesses. Puis, je suis allongée sur un autre brancard, et propulsée à nouveau entre deux portes battantes, tel un produit manufacturé qui passe de la conception à l’emballage, dans une salle d’attente remplie de malades agonisants et geignants en chemise blanche déboutonnée, ou boutonnée (quelle différence cela fait-il, avec une seule pression?). Puis, je suis reliée à des câbles, des tuyaux, des appareils divers, des bips, des sonnettes, des machines, des engins, des trucs qui vibrent et qui s’affolent, des fils, des sondes, des électrodes, des sparadraps qui collent. Etiquetée, numérotée, attachée, connectée, collée, sanglée au brancard pendant plusieurs heures. Ensuite, on me propose l’aide d’un psychiatre qui me verra cinq minutes, me posera quelques questions d’ordre général sur mon enfance et ma maladie, achevant automatiquement chacun de mes propos par un insignifiant « bon ». Puis, celle-ci prendra rapidement congé de moi en me confiant aux mains d’un jeune étudiant en médecine au regard absent, et en se contentant de me remettre une ordonnance prescrivant somnifères et anxiolytiques divers.
Et en un claquement de doigts, le tour est joué, deux trois médocs, un petit breuvage chimique moderne, deux petites pilules minuscules et vous êtes à nouveau sur pieds. En pleine forme. On en viendrait presque à douter du bien-fondé des diverses psychothérapies vu la rapidité et l’efficacité d’un tel médecin dont je ne me souviens ni du nom, ni du prénom, ni même du visage, tout au mieux de la blouse blanche, qu’elle portait indistinctement des autres médecins, personnel médical et étudiants en médecine.
Je suis ensuite transférée dans le service d’à côté, dans une chambre parfaitement stérile, étonnamment dépourvue de télévision. Deux lits d’hôpitaux, deux tables. L’ambiance est austère, étouffante, suffocante. Les stores sont baissés. Une malade en pyjama bleu gît sur le lit voisin, recroquevillée sur elle-même en position fœtale, le regard torve, les cheveux hirsutes, les pieds nus. Elle me fixe avec une once de curiosité dans ses yeux évidés. On ne parlera que quelques minutes. Dans l’anonymat le plus complet, sur un lieu parfaitement neutre et aseptisé, entre deux portes, entre deux étapes de notre vie.
Sur le seuil, alors, deux inconnues partagent désormais et sans pudeur les pires heures de leurs vies, échangent quelques franches paroles sur l’intime et profonde détresse qu’elles sont en train de vivre, tout en sachant pourtant (ou bien justement) pertinemment qu’elles ne partageront que ce court instant hors du temps, hors de toute réalité. Ni plus ni moins. Juste ces quelques heures pendant lesquelles elles se confieront leurs plus grandes angoisses. Elles ne se reverront jamais. Peu à peu les visages s’effaceront alors de leurs mémoires.
Les médecins se retirent et celle-ci me demande alors sans vergogne pour quelles raisons j’ai atterri ici. Je lui réponds et lui retourne la question. Elle a cherché à mettre fin à ses jours, me dit-elle. Cette nouvelle m’abat. J’ai l’impression de m’effondrer, de chuter, de glisser encore davantage sur une pente qui ne s’arrête plus. Je suis comme entraînée vers ce sombre abîme. Malgré moi.
Le lendemain, je suis à nouveau transférée. Je n’ai encore aucune idée du degré d’inclinaison de cette pente sur laquelle je glisse librement, sans retenue, sans étapes, sans détours.
Je n’ai pas ni de freins, ni d’abs, pas de direction assistée, ni de volant, pas d’airbag. Pas de parachute non plus. Chute libre du pilote touché par la foudre. L’altimètre disjoncte, l’aiguille s’affole. L’atterrissage est violent. L’arrivée à l’Hôpital Édouard Herriot, à N3 psy n’a rien d’un soulagement. La descente s’accélère immanquablement. Une lettre, un chiffre, et voilà une combinaison parfaitement rodée et apparemment insignifiante pour définir le service d’urgence dans lequel on entasse les fous avant de les transférer pour 90% des cas au Vinatier, hôpital psychiatrique de renom dans le centre de Lyon.
L’enceinte est vétuste, les chambres sont étroites, les fenêtres fermées, bloquées pour empêcher le passage à l’acte. Curieuse coïncidence. Le souvenir de BB m’effleure. L’ambiance est étouffante. L’air ne circule pas. La sueur humaine s’écoule comme une buée virale sur les murs et décolle les tapisseries jaunies. Les murs gondolent et génèrent par leur disgrâce une forme de vertige et d’insécurité chez l’observateur. Les couloirs sont sombres, chauds, humides et étroits. Et de part et d’autre, on entend les fous geindre, agonisants. La porte des chambres est entrouverte, on aperçoit des visages déformés par la souffrance, des grimaces déjà figées, plâtrées par les psychotropes. Des zombies crispés errent dans les couloirs, le regard hagard, la salive qui dégouline sur leurs blouses déboutonnées. Certains poussent des cris sans raison, d’autres fixent leur pieds, et d’autres encore gisent sur le lit d’appoint, amaigris, osseux, voire désossés, la mâchoire démontée, les genoux cagneux : on dirait des espèces de larves invertébrées, des cafards sales, lents et suffocants, des limaces qui rampent baveusement sur le sol, triste spectacle de la misère humaine que l’on cache derrière les remparts de cet institut médical.
De temps à autres, on croise des individus encore dignement vêtus, et on lit dans leurs yeux, toute la peine, la douleur, le désespoir de ces proches qui vivent le déclin d’un des leurs, sans en bien comprendre les raisons. Ils viennent, apportent quelques fruits, quelques fleurs, deux trois revues abrutissantes, s’inquiètent de savoir si la télé fonctionne et repartent aussitôt, rasant les murs, fuyant cet étrange asile, dont ils craignent qu’un séjour en ces murs ne favorise la contamination de la folie (par le simple regard, par le simple fait de les entendre, de les sentir, de les toucher.)
La folie hante ces espaces clos, elle transpire sur ces murs délabrés et jonche les sols usés, elle emplit les pièces de son odeur nauséabonde, cette odeur de miasmes, d’excréments, de fientes humaines, cette odeur sale de l’homme qui s’est abandonné, une odeur qui macère au sein de chambres anonymes. La folie est partout. Son ombre est oppressante. Omniprésente. Les fous viennent et repartent. Lieu de troc, lieu de foire, les enchères peuvent commencer. C’est à qui en proposera le meilleur prix. Un ; deux ; trois. Adjugé, vendu ! On fait son marché, on fait monter les enchères, en quête de bonnes affaires, certaines folies semblent plus valables que d’autres, plus intéressantes. Moins dangereuses. Plus amusantes. On parle en termes de priorité. On échange alors ses fous contre ceux d’un autre. Les lits sont faits et défaits, souillés puis désinfectés. Inlassablement. Les fous sont en transit. Ils déposent leur crasse, frottent leur corps rompus sur les draps troués, collent leurs peaux mortes sur ces pyjamas bleus en papier mâché, taille unique, et disparaissent le lendemain, comme inexistants, tels des spectres, des fantômes, des morts-vivants pour lesquels la société n’a pas d’endroit. On les place et on les déplace comme des pions sur un échiquier, s’exclamant de temps à autre : « échec et mat ». Ils sont comme les mauvaises cartes, comme les pouilleux d’un jeu qu’ils menacent de pourrir si on ne s’en débarrasse pas aussitôt. Alors, en bon joueur, en bluffeur chevronné, en fin stratège, à la moindre opportunité, on se les refile, le rire contenu, la « poker-face ». C’est le jeu, ma pauvre Lucette ! Aller, moi, je passe… Je me couche…
La rencontre avec le Docteur K.
Le docteur K est un médecin de père en fils dont les ancêtres se sont spécialisés dans l’étude des troubles graves du comportement alimentaire. La Clinique de la Providence est réputée. Elle a même valeur de mythe. Tout le monde en connaît le nom, tout le monde semble avoir eu vent de ses pratiques et pourtant personne n’a encore pénétré les lieux de cet immense et terrifiant établissement dont on aperçoit uniquement l’insignifiante façade. Les seules personnes y ayant séjourné en sortent – ou n’en sortent pas – sans jamais en parler comme s’ils craignaient de propager un mal contagieux au-delà de ces murs impérieux, comme si l’unique évocation de ce lieu risquait de réveiller un dangereux virus difficilement maîtrisé, une épidémie à peine enrayée. Les autres, les gens de l’extérieur ignorent ce qui réellement se trame derrière ces deux grands portails imposants. Et pourtant, tous prétendent avoir déjà entendu parler du caractère militaire et des rudes coutumes de cet établissement.
K. ne me regarde pas. Il ne m’adresse pas la parole, ne me considère même pas. Je perçois un rictus discret au coin de ses lèvres indolentes. Je scrute les moindres ridules de son visage, je l’analyse ! K s’amuse intérieurement de ma curiosité et de mon impatience, il se rit de mon angoisse, le galapiat ! Il en enregistre les moindres mouvements. Electriques. Même s’il ne daigne jeter un coup d’œil, je sais qu’il a parfaitement conscience de ma présence et qu’il prend plaisir à faire durer cette attente inutile, sans queue ni tête. Sadique. Puis, il s’entretient dans la pièce voisine avec sa secrétaire, esquisse quelques mièvres plaisanteries sans grand intérêt, se gratte la bedaine, la secoue de gauche à droite comme pour déplacer un aliment dérangeant, ranger un organe dérangé, ou prévenir un glissement de terrain, puis retourne dans son bureau. Toujours sans me regarder. Je sais qu’il a conscience de ma présence. Son ignorance est stratégique. Rompre l’affect. Annihiler toute émotion. - Ou la provoquer ?... - Interrompre le calcul du psychopathe fébrile. Détruire les mécanismes du narcissique qui ne peut s’empêcher de chercher le regard de l’autre, et de lui plaire.
La thérapie a donc déjà commencé. La cloche a sonné. Les jeux sont faits. Les dés sont jetés. C’est parti pour une course à bout de souffle !
Ace ! L’adversaire vient de réaliser un service gagnant, il savoure son coup de maître. K 15/ Lou 0. Service au Doc’. Reflex automatique du joueur pro. Mécanisme de défense du patient : Préparer la répartie ? Remporter la mise, gravir les marches le podium, brandir le drapeau de la victoire…
J’attends maintenant depuis plusieurs minutes dans une triste petite salle, seule avec ma valise. Nerveuse, fébrile, les jambes tremblantes, la concentration exacerbée, les cinq sens aux aguets comme le boxeur avant de monter sur le ring pour disputer le round de sa vie. Perdue dans un hall, dépourvue du moindre repère familier, j’entends les allers et venues d’un personnel médical peu causant, qui, à l’aide d’une clé qui lui pend au cou, ouvre et ferme la porte centrale, cette grande porte grise blindée derrière laquelle toute une institution bien rodée s’agite sans que personne ne s’en doute.
Bientôt, je passerai le seuil de cette porte lourde et blindée. Il n’y aura pas de retour, pas de pas en arrière. Pas de retraite. Pas de rétraction. Pas d’abandon, pas de renoncement. Une fois la porte ouverte, je pénétrerai ce lieu pour quatre mois, en toute conscience, de plein gré – quoique ? …. - . En connaissance des faits. Et je n’aurais plus la possibilité de le quitter quel qu’en soit le motif, l’alibi, quel que soit le plaidoyer de ma défense, quelles que soient les manigances que j’aurais sans doute préalablement pris soin d’ourdir en bonne psychopathe que je suis…
Dans quelques instants, je me jetterai donc délibérément et à corps perdu dans la gueule du loup, dans la grotte du lion. Mais, pour l’instant, je m’interroge encore quant à savoir si c’est la naïveté du petit chaperon rouge, ou le désir de souffrir propre au masochiste en habit de cuir qui me pousse à me laisser, volontairement et sous contrat, emprisonner au sein d’une structure perverse qui compense – ou masque ?...- l’ensemble de ses pratiques douteuses par de savoureux arguments tels que la tranquillité, la distraction, les mets copieux, les parcs arborés, le cadre paisible, etc.
Trêve de diversions futiles. Les faits sont là ; c’est désormais définitif. Ecrit noir sur blanc : vous êtes en phase d’isolement. Pendant quatre semaines vous ne quitterez sous aucun prétexte votre chambre. Noir sur blanc. Et dans le jargon propre à la structure, il est également stipulé que je serai « scotchée ». Voilà ma première confrontation à l’étrange vocabulaire foisonnant de cette structure aux apparences somme toute sectaires.
Soudain, au loin, j’entends un bonjour sec. Monsieur K., l’homme dont j’ai tant entendu parler, me lorgne de haut en bas, la paupière lourde derrière ses gros carreaux sales et jaunis, l’air blasé, la bouche nonchalante et la joue drôlement basse, comme rappelée à l’ordre par les lois de la gravité. Petit, trapus, les joues molles, le regard du chien battu ou du Saint Bernard (à voir !), la main moite, il me prie de le rejoindre dans son bureau, me demande si je fume, si ça me dérange qu’il fume et s’empresse alors d’ouvrir son paquet de Marlboro afin de prévenir un étrange malaise qui déjà, se profile - a priori dangereusement - face à l’effort que la confrontation avec une démente, semble lui suggérer.
Le plancher et les murs en bois sont imprégnés de son souffle nicotineux. La pièce est emplie de toute la présence imposante de sa personne. Et comme s’il avait cherché à dissimuler le caractère addictif de sa consommation tabagineuse, il a recouvert l’ensemble des murs de peintures colossales, surdimensionnées, étouffantes. Tout dans son bureau est grand. Plein. Pesant. Imposant. Oppressant. Les tableaux affichent d’énormes éléphants [5], - pas des souris, hein, des éléphants, non d’une pipe ! – des bêtes colossales toutes plus impressionnantes les unes que les autres, photographiées et peintes dans toutes les postures inimaginables. De profil. De face. De dos. En travers. En plongée. En contre plongée. Mitraillées. Ces éléphants vous écrasent. Vous diminuent. Vous piétinent. Avec autant de férocité que de mièvrerie. Ils vous observent silencieusement, le regard hagard – ou hargneux, peut-être - . Vous êtes cernés. Cernés par une savane luxuriante, plantureuse, épié par un homme au regard de verre, un terrible chasseur de défenses qui à intervalles réguliers vous assène un nuage gris, opaque et vaporeux au nez, louchant sur chacun d’entre eux comme s’étonnant – et se félicitant tout autant - de la forme singulière qu’il alloue à sa production.
Notes:
[5]
Il aime tellement les éléphants que lorsqu'il a realisé le talent d'Oriane avec ses tableaux au Bic, il lui a commandé un tableau représentant un éléphant, demande qu'elle a honorée. Admirez son talent pour dessiner des animaux (autant que les portraits) au travers de cet éléphant.
L’enfer pénitencier en blouses blanches
Personne n’imagine vraiment ce qui se passe derrière les portails imposants de cette grande et vieille bâtisse aux auras et aux résonnances profondément religieuses, derrière ses grandes fenêtres finement étoffées de géraniums multicolores, faussement accueillants… Personne ne peut s’imaginer quelles en sont les pratiques, les lois, les rites, les convictions, les dogmes…
De l’extérieur, du reste, on penserait sans peine à la publicité d’un hôtel de moyenne gamme : venez profiter de l’Hôtel de la Providence et de ses vingt-huit chambres meublées d’époque, toutes équipées de télévisions écran plat et TNT inclus, avec vue sur plus d’une dizaine d’hectares d’un magnifique parc fleuri. Venez-vous détendre ! ; Au menu, farniente, lectures, promenades, jeux de société, et massages à la balle. Bénéficiez des plaisirs de la pension complète. Venez donc vous ressourcer au cœur d’une nature plantureuse, avec une équipe dévouée sept jours sur sept, vingt-quatre heure sur vingt-quatre, pour votre plus grande satisfaction. Laissez-vous chouchouter, dorloter, soigner, prendre en charge jour et nuit ; désormais, ne vous occupez plus de rien et profitez de l’instant présent, sans jamais avoir à prévoir quoi que ce soit.
Et pourtant, la réalité est tout autre. Du moins, du point de vue du malade (ou devrais-je dire… du coupable ?). Je vais tenter de vous dépeindre toute l’absurdité du comportement de ce corps médical, tout le non-sens avec lequel la blouse blanche agit, et j’espère ainsi, éveiller en vous d’une part une once de cette force de rébellion inhérente à l’homme et d’autre part une certaine distance par rapport à ce système dont on a de cesse de vanter les mérites sans même savoir ce qui s’y passe. Je vais vous montrer les perversions d’un système qui se vente d’être bienveillant en vous en révélant les étranges les pratiques.
Derrière les mots rassurants qu’ils proclament à tort et à travers du type « soins », « patient », « liberté », « laisser-aller », « distraction », « moments récréatifs », se cache en effet tout un arsenal bureaucratique effrayant. Rien qu’un regard sur ces meubles placardés de phrases toutes faîtes du type « l’isolement est le premier espace de liberté du trouble grave du comportement alimentaire », « Manipuler, c’est se servir d’une personne afin d’arriver à ses fins ». « Le corps n’est pas le lieu du conflit intrapsychique, c’est une manière de l’éviter » suffit à prendre conscience des rouages d’un pareil appareil pénitencier. Ici, la structure médicale est en réalité une structure pénitentiaire, une structure concentrationnaire. Dans les couloirs, on entend les clés de l’autorité qui pressent toute une tripotée de squelettes pieds nus vers les douches, montre en main. Elles résonnent et cliquètent allégrement dans les mains des blouses blanches, et sans cesse on entend ces va et vient menaçants. Puis, des arrêts silencieux, comme pour augmenter la pression du prisonnier dans sa cellule. Le mettre en situation de crainte. De mégarde, de méfiance.
Le soin repose – dit-on (-foutaise !)– essentiellement sur une confiance absolue, définitive et aveugle. Une confiance toutefois unilatérale. Le coupable doit tout dire. Tout avouer. Tout confesser. Il est lu. Il n’a aucun secret face au corps médical. Rien ne doit être tu. En revanche, il est interdit de poser des questions, sous prétexte que la question nourrit l’obsession du contrôle. Donc, pas de questions. Juste des réponses. Pas d’intimité. Juste une nudité immonde. On frappe, on rentre, peu importe la réponse du patient, peu importe son état, sa situation, sa vêture, sa posture, son sommeil, son envie d’être seul [6]. Aux repas, celui-ci est assisté. Une infirmière s’assoit à ses côtés et mène son interrogatoire qu’elle ponctue régulièrement de phrases pseudo-philosophiques – pour ne pas dire complètement stupides - et de principes absolument absurdes et irrationnels, déconnectés du monde réel.
Le coupable a l’obligation d’évoquer sa maladie pendant son repas (c’est tellement plus appétissant ainsi !), et quand, alors, il en parle, on lui reproche soudain d’être obsédé par elle et quand il n’en parle plus, on lui reproche DONC ( ?) de vouloir éviter la confrontation à la maladie ou ce qu’ils appellent ici si bonnement le « soin » (un mot –soit dit en passant- que j’associais jusqu’alors à tant de choses positives (le soin du cheveu, ce fameux massage qui sollicite un sommeil si délicieux chez le coiffeur, le soin du corps, pendant lequel vous vous oubliez et vous laissez partir, entraîné par de douces senteurs exotiques…). Ici le soin, « c’est grandir et grandir, c’est accepter les frustrations ». Encore une phrase toute faite, placardée dactylographiée, anonymement sur le mur de la cellule. Pratique de lobotomie. Chaque jour, lire les mêmes phrases et activer la mémoire inconsciente du patient, lui imposer une nouvelle forme de vie.
…Une infirmière m’emmène gentiment dans le parc. Exceptionnellement, j’ai le droit de prendre l’air et de visiter le parc de la clinique, la grande illusion d’un espace de liberté naturel, aux aspirations romantiques, fermés par de hautes grilles, derrière lesquelles on perçoit les premiers HLM, les quelques querelles de voisinages et les derniers cancans de bas-étage, toute la crudité d’un quotidien normal, inexistant entre ses quatre murs solidement érigés dans la terre, cloisonnant un monde déconnecté, un monde surprotégé… et de temps à autre, on entend le grondement sourd du TER qui s’élance sur les rails, libre… Image furtive d’une fuite inopinée …électrique. Par hasard, nous croisons alors, sur un banc une jeune femme aux rondeurs délicieuses qui se blottit contre son mari désemparé. Les yeux rouges, elle nous regarde pleine de désespoir et se plaint de devoir bientôt quitter l’établissement alors qu’elle est persuadée que la maladie est en train de revenir et que l’arrêt progressif des médicaments s’avère néfaste pour elle. L’infirmière tente tant bien que mal de trouver quelques phrases faussement rassurantes, balance quelques banales généralités, sans conviction apparente, et prend congé de la jeune femme qui continuera de verser ses larmes dans les bras d’un mari désarmé. Une visite perdue de plus. Une énième.
Eloignée, l’infirmière m’informe alors sur le risque de la « maladie des murs », me confie, l’air de rien, les perversités de l’hospitalisation. LA maladie du système. « On vous enferme, on vous demande d’abandonner tous vos mécanismes de défense, on vous somme de faire confiance, on exige de vous une confiance absolue, définitive et aveugle, et tel un animal sauvage qui se laisse domestiquer, vous répondez aux exigences de ce corps autoritaire sans mot dire jusqu’à ce que toutes vos forces de résistance soient annihilées, jusqu’à ce que vous soyez complètement objectivé par l’autre. Vous n’êtes alors plus qu’une marionnette, profondément infantilisée, vous n’avez plus aucun manteau de protection, vous êtes comme ce papillon aux ailes duquel on a ôté la poudre protectrice, vous vous êtes accoutumé à la dépendance totale, vous ne disposez plus d’aucune autonomie, vos faits et gestes sont régis, réglementés, rythmés, ordonnés, dictés, suggérés par le système, par l’autre. Vous n’êtes plus rien sans lui. Il n’y a que le système auquel vous vous fiez. Le système est votre unique et ultime repère. Vous ne faîtes confiance à plus personne. La réalité vous paraît alors hostile, malveillante, dangereuse, délétère, violente, insupportable, inhumaine, et vous n’êtes plus capable de l’affronter. C’est un principe, une vérité générale, un fait établi : celui qui rentre dans cet enfer, n’en sortira plus. Si vous baissez la garde une seule seconde, ils se jettent sur vous, vous assomment d’un coup de massue, vous n’êtes plus rien pour eux, plus qu’un cadavre de plus dans leur cargaison, un objet malléable avec lequel ils joueront puis s’ennuieront, lassés de votre mollesse. Ils vous prennent dans leur filet, vous n’êtes plus qu’une petite sardine parmi tant d’autres, une sardine grise et sans nom, un hareng saur qui s’agite désespérément, quelques derniers mouvements de détresse témoignent d’une forme d’identité qui sera anéantie dans les quelques secondes qui suivent, vous êtes cuit, mon pauvre, fait, cerné, baisé. Ils vous retournent et vous lient les pattes, vous enfournent une pomme dans la bouche tel un sanglier grillé, vous gisez, là entre leurs mains avides de pouvoir, leurs mains grasses et odorantes… ».
Le système est sectaire. L’autorité revêt de belles paroles, elle enserre le fou premièrement dans un étau avec véhémence, elle le violente et le réduit, elle le retourne comme un cafard sur le dos, elle l’empêche de se relever pour mieux dompter le tigre qui fait ses griffes dans ce corps étranger.
Je suis Gulliver ficelé de mille cordes par les lilliputiens. Je suis Goliath tué par David. Je suis le danger qu’il faut sceller, museler. Les lilliputiens m’anesthésient alors avec leurs psychotropes de merde, jusqu’à ce que je ne sois plus qu’un zombie démembré, une larve, un mollusque, une espèce de fantôme exempt de volonté. Mais je refuse. Je ruse. Je ne prendrai pas ces drogues avilissantes ! Vous pouvez toujours rêver !
Que diriez-vous maintenant d’un bref aperçu, d’un petit florilège aux p’tits oignons des pratiques douteuses que cet établissement a savamment mises en place pour accentuer la folie du fou…?
Pratique numéro UN : Le repas. A 11h50, un silence magistral habite les lieux. Le corps médical a disparu. A 11h53, on entend le bruit sourd du monte-charge et les roues d’un vieux chariot usé. A 11h 54, l’armée des manchots débarque dans le couloir des « iso ». La démarche saccadée du soldat de plomb ou de ces nageurs, de ces jouets bien connus dont il faut remonter le mécanisme dans le dos pour qu’ils se déplacent de façon autonome.
Je suis semblable à un sujet de la Stasi. SUSPECT. Un traitre sous haute surveillance !
Les prises de repas sont clairement définies. Temporellement. « A 12h, le repas est servi dans votre chambre. Pas à 12.01. Pas à 11.59. À 12h, que les choses soient claires ! A 11h30, il vous faut sonner le bouton rouge à côté de votre porte pour qu’on vous autorise à aller aux toilettes, ce bouton rouge qui déclenche une sonnerie aigüe, insupportable. Malheur à vous, si vous omettez de le faire. Dans les couloirs pour rejoindre les toilettes, vous ne parlerez à personne. Vous ne direz pas bonjour et n’échangerez aucun regard. Vous longerez les murs et baisserez la tête. Après la prise du repas et pendant 45 minutes, il vous sera interdit d’avoir des besoins. »
… Après le repas, les folles-dingues se mettent toutes à intervalles irréguliers à sonner. Moi, je ne pense qu’à me contenir. Les sonnettes d’alarmes retentissent dans toutes les chambres signalant l’angoisse, le désespoir, l’insurrection de ces patientes regrettant déjà amèrement le passage d’aliments dans leurs œsophages élimés.
Pourtant, il n’y a aucune surprise, aucun imprévu, contrairement à ce qu’ils tentent de me faire croire. J’aurai un bout de pain, un bout de fromage, une entrée, un plat chaud et un fruit. Comme tous les jours, et comme à tous les repas. ET ATTENTION : Il convient de manger dans l’ordre. Correction. Il est interdit de manger le plat chaud avant l’entrée, même si la raison paraît légitime. On mange avec une fourchette et un couteau, il est recommandé de couper son repas à l’aide du couteau. Correction : ne pas s’aviser d’utiliser la tranche de la fourchette pour couper fortuitement un bout de pomme de terre, on accuserait le malade de chercher à se compliquer la vie. « Vous avez une demi-heure pour avaler les quelques aliments qui vous sont servis. 30 minutes. Pas une de plus, pas une de moins », et toutes les cinq minutes, on demande au fou où il en est. Les cinq premières, on lui dit qu’il est trop lent, les cinq suivantes on lui dit qu’il est trop rapide, les cinq d’après, trop lent et les cinq suivantes trop rapide et ainsi de suite. On le fait tourner en bourrique. Pendant le repas, il est épié par une infirmière qui se veut psychologue. Elle l’assommera d’une série de questions sur son mode de vie et l’observera dans les moindres détails, scrutera le moindre mouvement musculaire de sa mâchoire pendant la mastication, cherchera le moindre indice sur ses ongles, sur ses cheveux ou sur sa peau témoignant d’un dysfonctionnement physique ou psychique lui permettant une nouvelle fois d’assoir son pouvoir. Aussi lui demandera-t-elle à la vue d’une fraîche et banale égratignure sur son bras, quelle est cette cicatrice, sous-entendant discrètement un passé de suicidaire, puis s’interrogera maladroitement sur son intérêt manifeste pour la scarification et enfin lui reprochera d’être un nid de microbes, à la vue des quelques plaies autour de ses ongles, simples résultats de petits mordillements dûs au stress d’être en permanence épié, contrôlé, surveillé, soumis.
Pratique numéro DEUX : le courrier. On vous dit que vous avez le droit à deux lettres par semaine à une seule personne, qu’elles seront lues dans les détails par des infirmières. Moi, je choisis mon copain. Il est allemand. Je lui écrirai donc en allemand. L’équipe s’insurge. Nous ne lisons pas l’allemand. Dans ce cas, écrivez une lettre en français et une lettre en allemand. La lettre frôle la quinzaine de pages. Je n’ai aucune envie de jouer les interprètes. Elle partira ou ne partira pas. Ça m’est égal. Je remets la lettre aux autorités. Celles-ci s’empressent de l’ouvrir et de décoder les quelques milliers de hiéroglyphes qui noircissent la page, se vantant d’avoir quelques passables restes dans la langue en question.
Dix minutes plus tard, l’un des OM du service frappe à ma porte, les sourcils froncés, les cheveux mal coiffés, les lunettes sombres, la bouche pincée. Que signifie « klagen » ? Plaindre. A quoi ça sert de dire ça ? Et bien je dis juste que je ne peux pas me plaindre, que tout va bien. Ah bon. Il me semble que vous parlez beaucoup de nourriture dans votre lettre. Comment pourrait-il en être autrement étant donné que je me trouve dans une clinique pour trouble grave du comportement alimentaire, que les seules activités de ma journée consistent à manger et que toutes les conversations que l’on m’autorise reposent sur des interrogatoires et des commandements autour de ma façon de manger ? Mais ce n’est pas intéressant pour votre ami. De quoi se mêle-t-elle, elle le connaît ? L’ennui est-il plus intéressant ? Il est en tous les cas plus difficile à décrire puisqu’il se compose de vide. Et ce dessin ? À quoi sert-il ? Et bien à signifier à mon ami, l’endroit dans lequel je vis, l’aider à se représenter les quatre mois d’absence que nous avons à passer l’un sans l’autre, mettre un peu de couleur et d’idées dans une relation qui n’a pour l’instant aucune matérialité. Je ne trouve pas ça d’un grand intérêt. Votre ami n’a pas à tout savoir. Ce sont vos soins, pas ceux d’un autre. Si vous voulez vous en sortir, il faudrait peut-être parler d’autres choses. Et encore ce mot avec lequel ils ponctuent tous leurs propos, « soin », un mot magique, un mot pratique surtout, un mot idéal, une belle parole, foutaise ! Je ne sais pas si vous vous rendez compte de l’absurdité de tels propos. Non seulement on vous lit, mais on vous interdit de parler des 90% de ce qui constitue votre vie actuelle. Comme une secte, le système refuse toute mention d’informations internes à la structure asilaire. Aucun dessin. Aucun détail sur le planning, aucune information sur les pratiques et les comportements du personnel. Rien ne doit être révélé. Et pourtant, ce n’est pas l’opacité derrière laquelle ils se protègent qui me dérange. C’est le prétexte avec lequel ils tentent de la maintenir : le manque d’intérêt de vos propos, le manque d’intérêt de votre lettre. Ils s’arrogent tout bonnement le droit de juger de l’intérêt que représente votre lettre aux yeux d’une personne qu’ils ne connaissent ni d’Eve ni d’Adam.
Pratique numéro DEUX bis : la distribution du courrier. Comme un fauve en cage, comme un chien abandonné, je suis en permanence dans l’expectative. J’attends vainement l’arrivée de mon maître, mon chef, mon grand gourou, que je considère entre-temps - perversité du système – comme mon sauveur, comme le messie, comme la lumière du jour qui me libère de ma cellule. Et chaque fois que l’on frappe à ma porte, chaque fois que je perçois le roulement sourd du tramway que je confonds à tort avec celui du chariot en plastique rafistolé derrière les murs de mon trou, chaque fois que j’entends les pas hâtifs soudainement ralentir à l’approche de ma cellule, je sens mon cœur battre. La boule au ventre, l’estomac noué, le cœur en émoi, les yeux luisants, la bouche sèche et béante, et intérieurement, je croise les doigts, je prie si fort que mon corps se tord et s’étrangle. Et chaque fois, pourtant, malgré l’intensité et l’ardeur de mes prières, malgré l’attente cumulée, la grandeur de ma patience, chaque fois, pourtant, la même rengaine émane de ces gosiers anonymes, une rengaine qui varie à quelques mots près, mais dont la banalité me transpose dans un état de sidération tel que je ne peux plus rien dire. « Vous avez fait votre liste ? » / « Vous avez pris votre douche ? » ou encore ; « je viens reprendre votre tasse »/ ou mieux encore : « vous avez pensé à aller aux toilettes, vous savez qu’après, vous ne pourrez plus ». Bref, un ensemble de fausses joies qui vient confirmer le fait que mon absence dans le monde extérieur semble avoir calmer et soulager les inquiets qui n’ont plus à affronter la maigreur répugnante de ce corps qui ne répond pas aux codes et aux normes sociales arbitrairement fixés par une société X. Pire : tandis que je vis le manque, eux semblent vivre leur plénitude, mon absence participe à leur bien-être, le malaise a disparu avec moi-même, dans cet établissement aux façades infranchissables. En m’enfermant, on a caché le mal-être, on l’a mis à l’écart. C’est ainsi que fonctionne notre société. Ce qui la dérange et qu’elle n’a la force d’affronter, elle l’écarte. Purement et simplement. Mesures drastiques. Inhumaines, peut-être pas. Mais radicales, en tous les cas.
L’homme est un drôle d’oiseau. L’autre, pour être exact. L’autre est un drôle d’oiseau. Il est capable de dépenser une énergie folle et étonnante à s’inquiéter pour son prochain, mais cela, tant que celui-ci représente secrètement un affront à ses yeux. Instinct de survie : votre présence non-conforme le dérange, elle le met en péril. Il faut vous enfermer d’urgence; VOUS ÊTES UNE OFFENSE. Son bien-être est menacé par la simple présence de ce corps infecte que vous habitez et dont vous lui imposez sans égard, la vue. Votre aspect l’insécurise, le met mal à l’aise. Il faut vous faire disparaître. Cachez ce squelette que l’on ne saurait voir.
Pratique numéro TROIS : Le papier toilette
Voilà un épisode mémorable qui mériterait de figurer dans les annales et avec lequel j’espère enfin vous convaincre de la bêtise du corps disciplinaire. Il est essentiel de parler de bêtise pour ne pas sombrer dans la folie quand on voit avec quel aplomb ils argumentent l’irrationalité de leurs discours. J’arrive dans la clinique, une valise à moitié vide, une valise sans papier toilette. A priori un détail. Deux nuits de suite, je me rends aux WC et me désole de n’y trouver aucun moyen de m’essuyer. Qui plus est, je demande à diverses personnes du corps médical si je peux avoir du papier toilette, ou à défaut, du savon. Et toujours le même refrain, oui oui, on s’en occupe. Mais rien. Je demande alors, droit qui m‘est accordé immédiatement, par l’intermédiaire d’une aide-soignante, si l’un de mes proches peut m’apporter du papier toilette, demande déjà particulièrement infantilisante, d’autant plus quand vous êtes systématiquement obligé de sonner un bouton de votre chambre, pour demander à aller faire vos besoins….
Aujourd’hui, c’est le cinquième jour d’isolement. Je n’ai pas le droit de quitter ma chambre. Je suis condamnée dans ce petit cachot de quelques mètres carrés et je tourne en rond comme un fauve enragé en cage. Ma chambre est très sommairement meublée et tout m’a été retiré. Tout ce qui fait de moi officiellement d’une part un adulte et d’autre part, une personne à part entière m’a été confisqué. Si au départ, j’étais ravie d’être prise en charge et de me laisser aller, les choses ont malheureusement pris une autre tournure. Je ne supporte plus ces pratiques d’infantilisation qui reposent sur un abus de pouvoir foncièrement opaque. Je ne supporte plus les discours irrationnels de ces jeunes infirmières condescendantes qui prétendent vouloir vous respecter, vous faire confiance et vous soigner, en masquant leurs réelles intentions par un vouvoiement qui n’a pas lieu d’être et quelques discours préconçus sur le soin, la liberté, la maladie. Je ne supporte plus de devoir appuyer sur un bouton pour demander à aller faire pipi, comme un pauvre chien oublié qui aboie derrière la porte d’entrée, attendant que son maître, le bon Samaritain veuille bien lui faire faire un tour. Je ne supporte plus que le papier toilette soit comptabilisé sous prétexte que nous soyons malades, je ne supporte plus d’être systématiquement suspectée pour quelles raisons que ce soit, arbitrairement. Je ne supporte plus le ton autoritaire qu’elles emploient lorsqu’elles prononcent mon nom, je ne supporte plus le bruit qu’elles laissent clinquer entre leurs mains lorsqu’elle font leur ronde, je ne supporte plus le silence soudain derrière ma porte, je ne supporte plus l’ambiance austère de cette chambre que je n’ai le droit de quitter, je ne supporte plus qu’on me dicte ce que je dois et ne dois pas faire, je ne supporte plus qu’on détermine l’ordre dans lequel je dois manger, je ne supporte plus qu’on interrompe mon repas toutes les cinq minutes, pour me demander si ça va, je ne supporte plus leurs propos pseudo-philosophiques, je ne supporte plus leurs jugements sur l’intérêt ou non de mes lettres, je ne supporte plus leurs voix, leurs pas, leur présence, leur conversation, leurs visage, leurs regards sur ma mâchoire, leurs analyses, leur menaces, leur condescendance, je ne les supporte plus parce qu’elles entravent délibérément ma liberté et que je ne suis pas sûre, ou plutôt, je doute de plus en plus de la légitimité et de la justesse d’un tel traitement, d’une telle cure, d’une telle hospitalisation.
Je suis malade. J’en suis convaincue. Je suis malade mais je doute que ce traitement soit le bon. Je doute de ne pas perdre plus en acceptant cette domination illimitée. Je ne suis pas sûre après avoir lu Foucault et Weiss que je ne suis pas en train de me renier, de disparaître, bien plus que par la maladie. La maladie est une façon de se nier en tant que personne, une forme de suicide à petit feu, un appel, peut-être, mais l’acceptation de la domination sous ces formes franchement exagérées n’est-elle pas nettement plus grave ? Ai-je besoin à 28 ans de demander à faire mes besoins, ai-je besoin à 28 ans que l’on me dise combien de papier toilette j’ai le droit d’utiliser, ai-je besoin à 28 ans qu’on me confisque mon argent ? Ai-je besoin à 28 ans, qu’on me retire mon épilateur sous prétexte que je pourrais me faire violence ? Ai-je besoin à 28 ans qu’on souligne sur mon bras la moindre égratignure sous-entendant que j’ai dans l’habitude de me scarifier à mes heures perdues ?
Bien honnêtement, je ne suis pas certaine du bien fondé de toutes ces pratiques et plus encore, je ne comprends pas comment on peut justifier un tel comportement alors que les psychologues et psychiatres de cet établissement se font aussi rares qu’un bon gros steak saignant dans un plat végétarien. Je suis là depuis bientôt une semaine, et je n’ai pas encore eu d’entretien digne de ce nom, aucune prise en charge psychologique. Que des beaux discours bidons que l’on vous sert sur un plateau, ou plutôt que l’on vous placarde sur des feuilles dactylographiées dans votre chambre…
A l’instar du manuel du joueur d’échec de Stefan Zweig, l’écriture dans cet univers carcéral hautement surveillé, sera donc mon exutoire, l’unique lieu d’une intimité volée, non tolérée, intolérable, une intimité qui ne m’est pas autorisée, une intimité qui me sera bientôt retirée, soit disant parce qu’elle résulte d’un processus d’intellectualisation qui nourrit la maladie et lui permet de croître.
L’écriture sera mon dépotoir, ma déchetterie, la poubelle de mes horreurs, le composte de mes souffrances, de ces excréments et de ces miasmes qui me souillent et m’encombrent. La lecture sera mon refuge, mon abri, comme les petites histoires du défunt dans l’ouvrage d’Anna Seghers Transit. Je fuirai dans la fiction peu importe la virtualité de ce lieu éphémère. L’allemand sera mon repère secret, mon repaire, mon asile, mon code, une langue privée qu’ils ne comprennent pas et que je déclamerai comme pour les provoquer. Les mots reconstitueront l’intimité qu’on s’applique à me dérober. Je vais écrire dans un ultime effort de rébellion jamais connue, la rébellion de ce petit bout de squelette dodelinant, qui avec dédain et condescendance vous regarde de haut, bande de marionnettes en culottes blanches, avec vos belles paroles bidons et vos discours à la noix. Je ne vous écouterai pas. Je ferai semblant. Et vous aurez beau répété l’unique argument que vous possédez : le déni, je n’en aurai cure. Je ne vous répondrai pas. Je garderai le silence, et je vous laisserai vous enfoncer dans votre malaise apparent, en prolongeant ce silence qui vous importune plus qu’il ne vous tranquillise. Je ne vous ferai pas le plaisir de l’affront verbal, oh non ! Je ne vous accorderai pas le droit de jubilation. Vous pouvez rêver ! Il n’y aura pas d’esbroufe. Ni de tollé ni d’esclandre ; pas de scandale, ni de dispute, ou encore d’éclats, pas de cris non plus, ni de pleurs, ni d’insultes, pas de gestes violents, pas de coups, pas d’agression. NON. Il n’y aura que ce silence total et latent qui vous dérange, ce silence impertinent, insolent et plein de violence, ce silence nauséeux pour lequel on ne vous a pas formés. Je vous plongerai alors dans l’impuissance absolue, vous clouerai au sol, les mains liées dans votre dos et je vous ferai manger la poussière de ce lieu infâme, rien qu’en closant mon gosier avec fermeté et sagesse. Et je jubilerai. Oh Oui, je jubilerai intérieurement et de tout mon être. Non, je ne déposerai pas les armes ; Rompez, bande de p’tits soldats bouseux, il est encore temps ! La camisole vaincra la blouse, vous avez ma parole ! J’ignore si le besoin de protéger son individualité est un processus culturel ou naturel, s’il est inné, ou si la lecture d’œuvres gauchistes en sont à l’origine, mais tout dans mon comportement est mis en œuvre afin d’anticiper, de prévenir et de contrer une offense à ma personnalité, toute violation de mon intimité : l’allemand, l’isolement renforcé et volontaire, le mutisme obstiné, la fuite fictionnelle, le refuge de l’image, le renoncement aux mots, la priorité aux codes, la liberté de l’interprétation. Toute entreprise personnelle et volontaire correspond à l’expression secrète d’un instinct de survie particulièrement stimulé dans cet univers hostile à l’autonomie.
On frappe à ma porte. L’heure de la correction. L’heure des remontrances. L’heure à laquelle on vous remet sur les rails, sur le droit chemin, comme on dit, l’heure à laquelle on vous remonte les brettelles, on remet les pendules à l’heure et les points sur les i. Le lundi, après la pesée. La pesée du porc que l’on engraisse, de l’oie que l’on a gavée, la pesée du maigre Hansel que l’on s’impatiente d’enfourner.
Pratique numéro QUATRE : vous devez faire confiance. Une confiance absolue définitive et aveugle dans le corps médical, dixit Docteur K. Une confiance absolue, définitive et aveugle dans le corps pénitencier dixit la vérité. Appelez-moi Roux. Je suis ce révolutionnaire interné à l’asile de Charenton, ce fou en camisole de force, que l’on anesthésie pour taire sa riposte. Les psychotropes. La formidable solution des psychotropes pour annihiler les psychopathes. Psychotropes, violence verbale et prétexte du soin : Tout est bon pour taire les pulsions de l’homme libre. Aujourd’hui, nouvelle menace. Quand vous croyez que vous avez touché le fond, on creuse encore sous vos pieds un abîme profond et vous y embourbe et vous y enfonce sans vergogne. Le sourire narquois, le regard brillant, ils me regardent, épient et traquent le moindre mouvement de mon visage, la moindre faille, la moindre ride, le moindre tressaillement témoignant d’une faiblesse de ma part. Ils espèrent secrètement lire dans mon visage la déception, la crainte, la soumission. Ils attendent impatiemment et observent le moindre sourcillement de ma part. Le psychiatre et son infirmière, son bras droit. Jamais seuls. Toujours en binôme, en collectif, en groupuscule. Peu importe mais jamais seul. Pourquoi ? Parce qu’il faut impressionner l’agneau, il faut le rendre vulnérable, inférieur, désamorcer sa révolte. Le rendre misérable, pitoyable, l’écraser.
Le psychiatre évoque la possibilité de me retirer mon ordinateur. Il jubile de son pouvoir. Le seul en qui j’avais confiance est en train de me couper les vivres. Ils vont me retirer l’unique exutoire dont je dispose pour ne pas sombrer. La raison : ils ne savent pas ce que je pense. Secret médical, mon cul ! Ils parlent dans mon dos, esquissent des plans pour me tirer vers le bas. Je suis le malade, ils sont les guérisseurs. Je n’ai pas mon mot à dire. J’ai tort. J’aurais toujours tort. Mais peu importe. Je trouverai toujours du papier. Je suis le joueur d’échec. Echec et mat. Je ne me laisserai pas avaler par la structure. Par le système. Je dois résister. Vous devez faire confiance, mais c’est une confiance à sens unique. Ne jamais baisser la garde. Ne vous méprenez pas. On vit dans une société paranoïaque dont l’expression culmine au sein de cet établissement de façon pathologique : sans cesse coupable, sans cesse suspect, sans cesse suspicieux, suspectés, sans cesse en danger, sans cesse inquiète, sans cesse inquiets, sans cesse méfiants, sans cesse menacé, sans cesse angoissés, transformant tout acte banal et bénin en acte criminel et délétère.
Ils ne vous font pas confiance, ils vous suspectent en permanence d’être coupable, coupable de vouloir être, coupable d’aller aux toilettes, coupable des choses les plus banales, coupable de faire du sport, coupable de vouloir vous entretenir, coupable d’avoir peur, coupable d’être triste, coupable de tout. Vous avez le droit de garder le silence (même si ça les fait bien chier !). Tout ce que vous dîtes pourra être utilisé contre vous. C’est eux qui posent les questions. Pas vous. Vous ne poserez aucune question. La question est synonyme de prise de contrôle. La conversation se fait à sens unique. Comme la confiance. Et puis si vous vous avisez de poser des questions au corps médical, les réponses seront identiques. Le discours est bien rodé : « Je suis là parce que j’aime être là ». « Tout dans la vie est un choix ». « Je ne serai pas là si ça ne me plaisait pas ». « Je suis libre dans mes choix ». Ou encore le fameux et répétitif « vous verrez, n’essayez pas de contrôler ». Ils sont heureux, libres et ils ont choisi. D’idéals pèlerins, de vrais saints, de véritables révolutionnaires pacifiques et victorieux, ma parole ! Discours sectaires, comme émanant de protocoles polycopiés, appris par cœurs, sus sur le bout des doigts. De bons acteurs, de bons manipulateurs. Ils maîtrisent leur script. Ils sont prêts pour Hollywood. Des vraies machines. Des becs de perroquets. Des souffleurs. Des répétiteurs désindividualisés. Des pauvres poupées, ouais ! Marionnettes du système qui ne font qu’éjecter des merdes verbales de leurs gosiers puants, semblables à des vulves en contraction. Moi, je ne perçois que les divers filets de bave qui ondulent dans leurs bouches mouvantes en papier mâché, tels les fils avec lesquels on fait bouger ces pantins inanimés. Bandes de petits Pinocchios sans cervelles, si seulement vous étiez réels, c’est votre souhait le plus cher et ce faux pouvoir que l’on vous attribue vous en donne l’éphémère illusion et vous jouissez bêtement… piètres acteurs que vous êtes, je vous ai devinés, je vous ai dénudés, vous et vos corps flasques et pourris.
Pratique numéro CINQ : l’entretien
Il faut demander des entretiens. L’entretien est une des nombreuses étranges pratiques commanditées par le saint patron, préconisée par le corps médical. Une pratique sombre et étrange que personne ne semble capable de définir clairement. Si je m’y échine, je dirai qu’il s’agit de cracher sa poubelle sur l’épaule avachi et compatissante d’une pauvre bonne femme en blouse blanche qui n’a rien demandé, de déverser son immonde sac de merde dans le creux d’une oreille innocente entre 15h et 15h 20, entre deux portes, d’obstruer le tympan d’une pauvre nénette naïve d’excréments et de jérémiades, de vomir ce trop-plein sur ce bel uniforme immaculé. Les jeunes femmes frappent à la porte, demandent de manière codée si on souhaite s’adonner à une telle pratique, regrettent déjà d’avoir posé la question, prient intensément que la réponse du mort-vivant soit négative et s’empressent aussitôt de refermer la porte pour ne pas à avoir à entendre la réponse qu’elles redoutent tant.
Quelle maladie étrange, tout de même! L’obsession de la nourriture. On vous apprend dès le plus jeune âge par des documentaires animaliers, des comportements quotidiens, des histoires de guerre, des articles de presse, des visites aux supermarchés, des affiches publicitaires, des messages subliminaux d’ordre commercial et économique, des inquiétudes journalières, des reportages télévisuels, des offres racoleuses, des bons d’achats, des chèques restaurants, des têtes de gondoles, que la nourriture est un besoin vital, une préoccupation essentielle, une nécessité non seulement au bien-être mais à la survie de l’homme. On est censés manger trois fois par jour, 8h 12h et 19h. Selon les pays, les horaires varient. Une collation à 16h. Là aussi, les traditions varient. Bref, les 24 heures d’une journée sont dévorées pour neuf d’entre elles par le sommeil et l’éventuelle sieste de la digestion. Pendant ces neuf heures, votre corps s’emploie à assimiler ce que vous avez consommé dans la journée et à répartir les énergies en fonction de ses besoins. Les 15 heures restantes sont divisées en quatre strophes alimentaires de 45minutes, prolongées par une phase de digestion que l’on estime entre quatre et six heures selon le contenu de votre consommation. Autrement dit, l’ensemble de votre vie, malgré les apparences et les activités que vous lui allouez, gravite systématiquement autour de la nourriture. On dort, on mange, on dort, on mange, on dort, on mange. Parfois juste on mange. Parfois juste on dort.
Et le comble : vous êtes à peine né que votre identité la plus neutre encore, est aussitôt associée à la nourriture : vous êtes un « nourrisson ». Puis, vous êtes en nourricière, et qui sait, vous aurez peut-être plus tard une nourrice. Et puis, toute l’inquiétude des mères repose sur la prise régulière ou non du biberon.
Et moi, je suis ici. Retranchée dans ce lieu clos, dans ce trou à rats, dans ce clapier à lapin, ce chenil crotté de la SPA, sous prétexte que je suis obsédée par la nourriture ! Quel paradoxe !
En voilà un second. La société n’est-elle pas étrange ? Pendant les temps de guerre, les hommes s’affrontent ardemment et dans la plus grande violence, ils se battent à corps perdus et dépassent leurs limites biologiques et intellectuelles, développent instinctivement muscles, forces, feintes et stratégies, dans le seul but de se nourrir. De trouver un bout de pain, un bout de beurre, un bout de pomme de terre. Quatre aliments qui représentent le cauchemar de l’anorexique par excellence : le sucre et le gras sous forme de matière première, à l’état brut. Pendant la guerre, il n’y a plus qu’une seule chose qui importe. Vivre. Rectification : survivre. Et pour ce faire, il faut se procurer de quoi manger. Dormir et manger, c’est tout ce qui compte ! Tout le reste n’est que futilité et superflu. La nourriture revient donc au centre de la vie. Mais, cela, c’est en temps de guerre. Le souci, c’est que notre société va trop bien. Elle souffre même de cet ennui. Ce qui alors représente le noyau vital du guerrier, la société en fait sa morbide tumeur. La cause de sa perte, de sa propre mort, de son suicide. La nourriture au lieu d’être sa bouée de secours devient son pire cauchemar. Là où le guerrier court les champs à la recherche d’une pomme de terre, l’anorexique-boulimique se rue sur les millions d’étalages de supermarchés, remplit son chariot et son ventre de denrées incroyables et de produits douteux pour finalement – comble de cette société de surabondance, victime de son propre succès – tout recracher.
L’homme étouffe. L’homme capitaliste est avalé par l’objet même de sa production, dévoré par le choix qu’il n’arrive même plus à faire, dépassé par l’offre, noyé par la multitude de produits toujours plus innovants, aveuglé par un marketing de plus en plus racoleur, hypnotisé et anesthésié par les trente mille messages subliminaux publicitaires auxquels il est confronté en moins de 24h. L’homme se noie dans le gain, alors que le guerrier survivait dans la perte. N’y a-t-il pas caché là, un horrible scandale ? [7]
Y’a un truc bizarre, vous admettrez, tout de même ! D’une part, on nous assomme de journaux aux gros titres, du type perdre15 kilos, maigrir en moins de, maigrir pur, maigrir à…. Mincir en …. Avoir un corps de rêve en 10 astuces, etc…. Et d’autre part, le marché ne fait qu’accroitre sa production, échouant par ailleurs même à écouler ses stocks, contraint de multiplier les promotions, du reste on augmente les formats, les quantités, les pourcentages, plus un gratuit, 20% supplémentaire, 3 kilos de plus….. Dites, on ne serait pas un peu en train de tirer des deux côtés d’une corde ? L’homme est écartelé dans cette société de surabondance et d’invitation pernicieuse à consommer sans fin… l’homme Doit maigrir tout en consommant, il doit consommer tout en maigrissant…. C’est un improbable paradoxe dans lequel l’homme est emmêlé….
Pratique Numéro SIX : pendant quatre mois, vous serez totalement déconnectés. Les trois mille messages que vous recevrez consciemment et inconsciemment disparaitront d’un coup.
Homo technicus se réveille et se découvre désormais amputé de ses membres électroniques, de ses prolongements organiques : Portable, ordinateur, internet téléphone, Smartphone, iPhone, iPod, iPod-Touch, tout média technique vous est soudainement confisqué. C’est l’opération : « sauvetage de la noyade technique », opération « sevrage de la modernité dans sa surabondance devenue substitut organique », échange d’un système de surveillance pour un autre, qui se revendique cependant d’être authentique, société de contrôle « bio », comme si elle portait le logo du label AB. L’établissement va tenter de vous défaire du lien malsain qui vous liait de façon physique, matérielle, morale, vitale même à la technique, à l’électronique et à tous ces objets qui bardent nos vies de bips, de sonnettes, de sonneries, de tilts, de booms, de pans et d’autres bruits non-identifiables. C’est le silence. Vous êtes déconnectés.
C’est une drôle d’expérience à laquelle je me soumets en bon cobaye. En quelques jours, en très peu de jours mêmes, en quelques minutes, mon véhicule prend un virage radical. En un rien de temps, je disparais complètement et subitement de la surface du globe. Comme avalé, aspiré, absorbé par un trou noir. Le monde dans lequel j’ai vécu jusqu’à présent s’efface comme un hologramme de bas de gamme, une hallucination, un mirage. On éteint la télé. Soudain, tout ce qu’il y avait autour de moi se dissout. Je suis seule et mes repères sont bafoués. Autour de moi, c’est le vide. Le néant. Les nimbes. Je suis injoignable. Inaccessible. Enfermée dans une cellule en plein cœur d’une ville dont les artères pulsent sans cesse et dont je ne perçois pourtant pas le moindre son, absolument rien de cette dynamique bouleversante. Je suis coupée du monde et ma vie s’arrête brutalement. En un rien de temps, les gens s’accommodent de mon absence. Bien normalement. En un rien de temps, comme en cliquant dans mes doigts, j’anéantis toute trace d’une existence qui m’a parue si longue, si lourde et si concrète.
En un rien de temps, on vous oublie. On s’accoutume de l’absence étrange de vos empreintes. En un rien de temps, on vous assimile à une vague image cérébrale, une espèce d’hallucination, un lointain souvenir, une silhouette dont on ne sait plus si on l’a rêvée, si elle est le résultat d’un déjà-vu et la projection hologrammmique d’un lointain souvenir qui n’est peut-être pas propre à soi. Un souvenir volé, approprié, comme celui de héros d’un conte qu’on a survolé. En un rien temps, vous n’êtes plus joignable. Vous n’êtes plus visible. Vous n’existez plus. Plus personne n’a de moyens de vous joindre. Le contact est totalement rompu. Inexistant. Votre identité est effacée. Les soucis avec. Vous n’avez plus aucune obligation, plus aucune occupation qui vous lie à la vie et à celle des autres. Vous n’existez plus, ni pour les institutions, ni pour les collègues, ni pour les amis, ni pour les proches, ni pour les parents, ni pour les factures, ni pour l’état. Votre existence n’est perceptible que par ce corps médical réduit. Ces quelques personnes en blouse blanche que vous ne connaissez ni d’Eve ni d’Adam et à qui vous devez soudainement confier votre vie, vos angoisses, votre passé vos souvenirs, votre intimité, vos peurs, vos craintes, vos pleurs, votre tristesse.
Et d’un coup, vous vous sentez comme propulsé hors du globe, dans cette espèce d’immense univers noir, vous flottez, sans raison d’être, sans but, sans intention, sans rien et vous relativisez toute l’importance que l’on accorde aux contraintes, aux devoirs, aux corvées et aux autres choses qui pourrissaient votre quotidien. Tout paraît soudain si futile, si incroyablement illusoire. Comment a-t-on pu dépenser tant d’énergie à des choses qui aujourd’hui sont absolument et si facilement absentes de votre vie ? En un rien de temps, on vous alloue une vie parallèle, une vie qui paraît fictive et qui est pourtant bien plus réelle, bien plus pertinente que celle que vous avez menée auparavant.
Le psychiatre et sa tripotée de blouses blanches pénètrent ma cellule, me surprennent à moitié nue, occupée à ma toilette du matin. Les yeux grands ouverts, alertée, inquiète, je me jette sur ma serviette, afin de cacher ce qui vient d’être vu. Impunément. Délibéremment. C’est un fait. Ce corps n’est pas le mien. Il ne le sera jamais plus. Les autres s’en sont emparés. Personne ici ne respecte l’intimité de ce corps violenté. Il n’est qu’une horrible enveloppe qui ne mérite aucune attention particulière, ni aucun respect. Il est indigne, sale et n’inspire guère autre chose que de la répugnance à celui qui le regarde. Parfois même on pourrait penser qu’ils ne le voient pas. Une enveloppe non seulement difforme mais foncièrement transparente. Passée.
Le psychiatre m’interroge. En bonne élève et persuadée d’une culpabilité inédite, je lui réponds clairement, et de façon organisée. Je structure ma pensée avec des connecteurs logiques, je l’orne de quelques exemples intellectualisés, actuels, je brode, je crée, je construis, je forme ma pensée, comme une bonne élève. Consciencieusement. Selon un patron. Selon un plan. Thèse, antithèse, synthèse et ouverture. Je me réjouis déjà de mes prouesses allocutives, de mes réflexions scientifiques et sociologiques. De la pertinence de mes propos et fais mine, du reste, de ne pas être consciente de cette rigueur, d’être une intellectuelle malgré moi…. Je cherche l'admiration de cet homme aux yeux bleus, de cet homme solide, stable assuré et posé.
Celui-ci alors, lève les yeux au ciel. Il n’a que faire de mes réflexions stériles et aseptisées et bourgeonne alors, un rictus au coin des lèvres : « …Balivernes…. Pfff…mais on s’en fout…. Que de blablas…. Lâchez prise Lou ! Non d’un chien….Vous n’êtes pas un bouquin, vous avez un cœur, des émotions, des sentiments, vous n’êtes pas qu’une partition, qu’une théorie à deux francs six sous, bon sang ! Dîtes ce que vous avez sur le cœur, ce que vous ressentez ! »
Mais je ne comprends pas. Je m’entête…. « mais, enfin, c’est vrai quoi, on est vraiment des petite princesses, les rejetons d’une société d’abondance, qui n’ont que faire du trop-plein, incapables de stocker, on bouffe, on rejette, alors que des peuples souffrent de famine et se tordent le bide, tous les jours un peu plus, parce qu’ils n’ont que quelques grains de riz à se mettre sous la dent….On est bien trop gâtés dans ce monde trop riche, trop varié, trop productif … »
L’homme alors m’interrompt brutalement dans mon soliloque, se désintéresse complètement de mes dires, se lève alors de sa chaise, sa tripotée de petits soldats muets réagit en moutons de panurges bien dociles, et le suivent bien sagement en rang, deux par deux…. Bande de cons…. Le docteur achève cette séance étrange par un propos imbibé de dédain et de raillerie : « Bon bien, Lou, quand vous vous déciderez à ressentir, prévenez nous ! Vos discours m’ennuient ! Vous avez vécu quelque chose d’extrêmement grave, quand vous déciderez d’en parler, on pourra peut-être vous consacrer un peu plus de temps et d’attention… »
…. Mais Monsieur enfin, puisque je vous dis que je n’ai rien vécu de tel… je suis juste une pauvre petite princesse incapable d’assumer ce qu’elle engouffre dans son gosier dégueulasse… je suis qu’une horrible petite princesse pourrie gâtée qui ne sait faire que vomir, vomir et vomir…. je n’ai rien vécu de grave, je le saurais, si c’était le cas…. [8]
Mais l’homme s’en va. Il rit. Quel con ! Il ne comprend rien à rien, faut que je lui dise en quelle langue ! Il est réellement niais….
Notes:
[6] Sans compter son obsession du contrôle à cette période précise de sa vie, mais sachant les viols et sachant l’habitude immonde d’un beau-père pervers qui frappait un coup à la porte de nos chambres pour y pénétrer aussitôt, quelle que soit notre tenue ou notre réponse, avec pour argument son métier d’infirmier par lequel il avait vu plus d’une paire de fesses… comme si ça justifiait tout? Un infirmier homme et hétérosexuel reste un homme qui regarde le corps féminin avec des réactions hormonales, des pulsions sexuelles. Avec tout ça à l’esprit, je comprends pleinement le sentiment de révolte d’Oriane face à cette pratique de la clinique.
[7] Étrange qu’elle ne mentionne pas les discours auxquels on avait droit enfants, pendant les repas avec les grands-parents, discours pour nous faire comprendre qu’on avait pas le droit de faire la fine bouche, qu’on ne nous “servait pas de la merde”, qu’on devait finir notre assiette, que “si nous avions connu la guerre …”, etc.
[8] A ce moment-là, elle n’avait pas encore pris conscience du viol commis par Bilel. Elle l’avait relégué bien loin dans des tiroirs poussiéreux de son subconscient. C’est grâce à sa croisière sur le Styx que son ami Jocelyn et moi que le voile a été levé. Nous avons tous deux ressenti un malaise en lisant le fameux passage, et on lui en a fait part, lui posant la question. Elle a relaté nos impressions aux psys et de là, elle a pris conscience du drame qu’elle avait vécu, du moins de l’une des expériences douloureuses de sa vie.
La reconquête du monde perdu
11ème jour d’isolation. Je suis une « iso ». C’est le terme, le code employé couramment au sein de l’établissement par le personnel médical. Depuis onze jours, je végète. Je suis une légumineuse. Un légume. Une plante. Un vase, un élément décoratif. Bref, tout ce que ma mère hait, méprise, répudie, déteste, appréhende. Je tourne en rond dans cette cage grise aux murs délabrés et je touche enfin le fond. Pathétique. Les larmes coulent à flots. Les muscles se crispent. Le cœur pulse. Les veines se gonflent. Le sang s’affole. Les yeux piquent. Le noir se répand sur ces joues émaciées que je ne reconnais plus.
11ème jour d’isolation et je lâche prise pour la première fois. C’est douloureux et soulageant à la fois. Les épaules voûtées, la colonne démembrée, les bras ballants, la tête penchée, j’abandonne, je renonce, je suis éreintée. Epuisée. Je ne veux plus lutter. Je ne veux plus résister. Cette résistance est vaine et malsaine. Elle n’a pas de but, pas de finalité. A quoi bon prolonger ces éternels vomissements ? Assez de vivre dans la culpabilité, le conflit, la crainte de l’autorité. Ça n’a pas de sens. Assez de vomir, de sentir cette acidité brûlante sur mes dents timbrées, assez de cette odeur putride qui recouvre l’ensemble des manches de mes tee-shirts, assez de mentir, de masquer, de cacher, de dissimuler, de feindre. Ça n’a pas de sens. Ça n’a pas de sens. Ça y est. Le docteur K avait raison. Les mécanismes de défense s’effondrent. La pression retombe. La dépression. La grande dépression. « The great depression ». La crise du capitalisme. En bon sujet moderne, je capitule et un sentiment semblable à celui de la liberté m’envahit. Je largue les amarres, j’allège mes épaules, je romps les chaînes qui m’enserrent, je lâche prise, je perds le contrôle. Je tombe. Je chute. Je ne pends plus qu’à l’élastique d’une culotte en coton qui menace de s’effiler et je perçois les mouvements de ce corps épuisé, de ce corps tant sollicité, de ce corps affaibli, amoindri, asséché, tremblant et déshydraté, un corps amorphe, difforme, une enveloppe vide et cornée, marquée, salie, souillée, déchirée. Pour la première fois, j’entends le cri de ce corps maltraité et je prends conscience du délire qui a guidé l’ensemble de mes faits et gestes, de mes rituels morbides. Je m’abandonne au corps médical. Je renonce à contrôler ma vie. Rectification. Je romps avec mon amie la maladie. Je la reconnais officiellement comme mon ennemie. Ennemie numéro 1. Mission : L’anéantir dans les plus brefs délais avant qu’elle ne s’infiltre trop profondément dans ses rituels déments et pernicieux.
{Passage censure (du moins temporairement...]
Les enfants du Styx
A mes heures perdues, je m’étends sur le lit et j’écoute les bruits alentours. La fenêtre est ouverte, la télé est allumée, l’ordinateur ronronne doucement, les femmes de ménages s’affairent et jonglent entre les divers bâtiments de la structure, laissant rouler sous leurs pieds hâtifs les graviers de la cour arborée. On entend le vent souffler, le bruissement des feuilles des arbres jongler avec la lumière du soleil. Le ventilateur tourne. Je perçois les bruits sourds du voisinage, de ceux que j’appelle les détenus. En effet, je ne suis pas la seule « iso ». Dans le couloir, les chambres sont numérotées de 01 à 24. La porte des chambres inhabitées est toujours béante, les autres sont fermées, verrouillées, blindées.
C’est un établissement traditionnel pour filles de bonne famille. La présence masculine est strictement interdite, de même que tout rapport sexuel dans l’enceinte de la clinique est sévèrement puni, selon le règlement. Presque 20 cellules sont donc occupées par des patientes âgées de 18 à 45 ans. Des jeunes femmes et des moins jeunes se sont laissées volontairement enfermées dans ces cellules si tristement équipées, toutes pareillement configurées, les mêmes tapisseries, les mêmes draps, les mêmes meubles, les mêmes couvertures, les mêmes branchements, la même stérilité, le même délabrement. Des cellules anonymes pour des cobayes anonymes, sans visage, sans identité. Je ne perçois de leur existence que des bruits sourds et pas toujours identifiables. Je perçois certains de leurs mouvements parfois brusques, parfois hésitants, parfois rapides. Le plancher craque, les murs résonnent, l’eau dans les conduits coule de façon irrégulière. Des robinets s’ouvrent, se ferment. Des grincements. Des craquements. Des gouttes. Des pas. Des toussotements. Des cris aussi. Des cris étouffés. Des rires qui se confondent à des pleurs. Parfois le silence règne et je m’interroge sur la présence presque fantomatique de ces individus partiels. Existent-ils vraiment ? La nuit, il arrive que le silence se rompe brutalement par la brusque chute d’un objet. D’un objet ou d’un détenu. Difficile à dire. Un débaroulement. Un loup qui chaque matin, hurle à la mort, une sirène. Une alarme sur plusieurs octaves qui s’essouffle par quelques au secours suffoqués.
Pratique numéro HUIT : la veille
Les premières nuits, je fus régulièrement arrachée à mon sommeil. Chaque nuit, un mystérieux inconnu ouvrait ma porte à des heures incongrues, des heures nocturnes, des heures dont on ne souvient plus au petit matin, si on les a rêvées ou réellement vécues, des heures qui n’existent pas sur le cadran de votre montre, des heures sombres et indéfinies. Des heures dissimulées entre d’autres, hors temps, les heures du bon gros géant. Chaque nuit, sans raison apparente, une silhouette noire venait s’infiltrer dans mes rêves, sans frapper, sans demander l’accès, violant encore sans scrupule et sans vergogne mon intimité, comme ils ont l’habitude de le faire dans cet établissement. (Il n’est pas rare du reste qu’après la douche, les infirmières s’invitent dans ma chambre, me trouvant nue, démunie, dénutrie, et s’excusant à peine de me découvrir dans cet état, souriant encore de leur triomphe fortuit.)
Chaque nuit, un étrange corps noir se faufilait dans ma chambre, muet, il restait là quelques secondes, posant son regard sur mon corps allongé, puis repartait, dans l’anonymat le plus total. Souvent j’ai pensé qu’il s’agissait d’un mauvais songe, d’un effet secondaire de l’autorité, d’une hallucination paranoïaque, savamment engendrée par l’enregistrement inconscient de toutes leurs pratiques malsaines. J’ai douté de la réalité de cette apparition qui semblait du reste, se multiplier au fur et à mesure des nuits. La nuit dernière, j’en comptais trois. Trois fois dans la nuit, un membre du corps médical s’invite dans votre chambre, afin de vérifier votre présence, l’état de votre chambre, la fermeture ou non de vos volets et en fonction de son opinion personnelle, il s’arrogera le droit de déranger vos affaires, de fermer ou non les volets, d’ouvrir ou non la fenêtre, et jamais, il ne fera l’effort d’être discret, comme s’il jouissait du moment le plus profond de votre sommeil pour que la violence avec laquelle il vous y arrache soit la plus grande.
Il y a des jours où l’on n’entend pas le moindre bruit. La nuit a-t-elle été fatale ? Sont-ils morts, évacués, transportés aux urgences, dorment-ils, se sont-ils abandonnés à un sommeil muet ? Que font-ils de leur journée ? La révélation a lieu à chaque prise de repas. Lorsque midi sonne, on entend l’agitation, le plancher craque, les pas se multiplient et se rapprochent impatiemment des portes des cellules, on perçoit toute l’angoisse. L’attente a une acoustique bien à elle, bien spécifique. Et puis, la fin du repas, le bruit de la vaisselle, des chaises sur le sol, des lavabos et de l’eau qui coule à flots, l’angoisse monte, l’inquiétude, le remord, la culpabilité, elle aussi, a une acoustique bien à elle. C’est la marquise d’eau qui se lève à l’aube pour remplir ce ventre vide afin de falsifier les données de la pesée. Celle du vomissement sec, forcé, poussé, contraint, douloureux. Répété. Derrière les murs, on entend la souffrance. La purgation. La purification éhontée. L’effort. L’impuissance. La douleur du ventre. Cet établissement offre aux curieux et aux touristes la vue d’un spectacle condensé de la misère humaine. La misère de la surabondance. La misère de cet échantillon social, de cette microsociété. Le spectacle des vices d’une nature humaine éperdue, le spectacle du capitalisme dans ce qu’il a de pathologique et d’organique. Ici, vous avez les hommes de pulsions, qui n’ont plus aucune maîtrise sur leurs obsessions et qui vomissent après chaque repas et chaque prise médicamenteuse, refusant toute alimentation, refusant tout contact buccal, ceux qui se ruent aux toilettes après les 45 minutes de rigueur pour se défaire des miasmes et des excréments qui souillent leur ventre. Les trois caractéristiques de la nature humaine sont représentées ici et sont observables selon trois catégories de personnes : la pulsion propre à l’homme, ceux qui vomissent ou s’efforcent d’aller aux selles le plus fréquemment possible, aidant le processus par des prises médicamenteuses dont il est difficile de dire qui les a prescrites, l’instinct de survie : ceux qui craignent l’échec éventuel de la thérapie et qui redouble l’isolement en évitant les toilettes aux heures de pointe, esquivant tout contact humain se retranchant dans la forteresse de leur silence, refusant toute conversation même d’ordre médical afin d’amplifier et de prolonger un silence de méditation, puis il y a le besoin de lien, propre à l’homme là aussi, créateur de lien, qui au contraire, va chercher à transgresser les lois établies par le système, se faufiler la nuit dans les chambres des unes et des autres, feignant d’aller aux toilettes, multipliant les ruses et les détours pour déjouer la contrainte de l’isolement et forcer le contact humain.
Pratique numéro NEUF : La cigarette
Dans cet établissement qui se veut catholique, militaire, rigoureux, moral, éthique, sain, bien pensé, ordonné, sage, juste, il y a un principe qui m’échappe. Mais avant d’entrer dans le vif du sujet, remémorons-nous avant tout les mœurs et les usages de l’établissement. Rappelons-nous par exemple que chaque patient à son entrée se voit déposséder de tout objet susceptible de près ou de loin d’être dangereux pour sa santé. Aussi épilateur, rasoirs, pince à épiler, miroirs, coussin, couvertures, écharpe, ceintures, briquets, taille-crayons, ciseaux et compagnie vous sont automatiquement confisqués. Mesure drastique mais pas toujours cohérente, lorsqu’on pense que la chambre est équipée de branchements électriques facilitant une électrocution mortelle, que l’on peut conserver tout sac en plastique permettant un étouffement fatal et qu’à chaque repas, on nous remet des couverts avec lesquels l’automutilation voire la coupure des veines vitales sont tout à fait envisageables, d’autant plus que la rigueur dont ils se vantent n’est pas toujours celle avec laquelle ils agissent. Souvent on oublie de vous débarrasser, on vous remet à certaines heures ces fameux objets dangereux, comme si à certaines heures, le danger et la pulsion de s’automutiler était moindre, ou plus facilement maîtrisable, et du reste, on omet de vous les reprendre, si bien qu’il n’est pas bien difficile de vous constituer à force tout un petit arsenal digne de vous assurer une mort efficace et rapide. Mais revenons-en à ce principe douteux, au-delà de ces étranges contradictions. On vous confisque donc dans un excès paranoïaque tout un ensemble de choses bénignes, sans valeur, et a priori sans danger. On vous force à manger les aliments dans un ordre précis, on vous force à saucer tel plat, à sucrer votre café, à manger votre pain à tel moment, à sucrer votre yaourt à tel moment, à couper votre viande de tel façon, à ne pas couper votre pain en petits morceaux, à utiliser de sucre pour un café dont n’importe quel connaisseur vous dirait qu’il faut le boire noir, à terminer à une heure précise, à rester assis pendant un temps précis. Tout est donc minuté, ordonné, pensé dans le moindre détail. Tout est enregistré, informatisé, étiqueté, signé, listé, conservé, archivé. Tout est observé, surveillé, contrôlé, épié, suspecté, remis en question. Tout est vérifié, examiné, attesté, approuvé ou non, étudié, analysé. Papiers, protocoles, listes, tableau, polycopiés, contrats, des montagnes de papiers se forment avec mathématisme et rigueur. On porte un soin particulier à la hiérarchie, à l’ordre et à la conservation des documents, des données et des informations. Toujours dans l’idée d’optimiser le succès thérapeutique de chaque dossier. Toujours dans l’idée de protéger la santé du patient. Comme brandissant à tout bout de champ le caducée comme la bannière de la clinique, comme un écusson familial affichant les valeurs traditionnelles d’une dynastie qui a assis et confirmé son pouvoir, son succès, et sa gloire au fur et à mesure des décennies. Et pourtant, il y a ce principe. Ce drôle de principe qui comme une tâche vient noircir ce tableau d’honneur. Ce principe contradictoire selon lequel il est interdit de boire plus d’un café par jour, sous prétexte qu’il est malsain pour le cœur, d’une part, et selon lequel d’autre part, il est autorisé de fumer quinze cigarettes par jour, à condition d’enclencher ce fameux bouton rouge avec lequel il vous est permis d’aller aux toilettes, pour réclamer qu’on vous allume votre cigarette avec un briquet trop dangereux pour vous laisser en possession de celui-ci. Par ailleurs, si vous êtes sages et que vous vous comportez correctement, si vous respectez les accords de votre contrat numéro 1, alors vous aurez bientôt la chance de passer au contrat numéro 2, dont l’une des clauses stipule clairement que vous avez non seulement le droit de posséder un briquet, mais que vous avez également le droit de fumer tant qu’il vous plait. Alors vous excuserez le scepticisme dont je fais preuve, mais je ne peux m’empêcher de m’interroger sur le bien-fondé de ce principe et de cette fameuse clause du contrat numéro 2. Pourtant, l’argumentation existe. Oui oui. Voilà le discours du personnel médical dont je rappelle en passant toute la sagesse avec laquelle ils ont pour habitude de le déclamer : « Nous ne sommes pas un établissement de privation. L’isolement n’est pas un emprisonnement. Le but n’est pas de vous priver de vos libertés. On veut votre bien. On veut simplement vous amener à réfléchir, à vous recentrer sur vous, à vous inviter à l’autoanalyse. Mais, on n’a pas l’intention de vous priver de vos libertés. C’est pourquoi, la cigarette en soi n’est pas négative. Elle ne représente pas une entrave à votre réflexion, comme le contact le fait. » ahhhhh… Bien évidemment.
Pratique numéro DIX : la douche
Nous sommes des cobayes. Des codes-barres. Des numéros de série. En rang. En série. En rang d’oignon. A la chaîne. On ira nous chercher pour la pesée. Pour les toilettes. Pour la douche. Tout est rythmé. Organisé. Rationnellement minuté. Les corps ne doivent pas se rencontrer afin d’éviter toute dynamique de groupe, toute révolution au sein de la structure. Maintenir l’ordre en isolant les sujets. Interdire l’échange, la parole, la création de liens. Comme dans un camp de concentration. La maigreur des corps, la visibilité effrayante des os saillants de ces corps dégingandés et voûtés, affiche ostentatoire de maltraitance, du reste, n’est pas sans y faire échos. Pourtant la comparaison est scandaleuse. Inadéquate. Déplacée. Le but, ici, est hautement thérapeutique. Il s’agit de maîtriser le monstre qui habite ces corps démunis, de sangler ce fou à lier, de dompter ces boules de colères qui s’abreuvent de la faiblesse physique pour étendre leurs tentacules. Les victimes et les bourreaux ont échangé leurs rôles. Nous sommes nos propres bourreaux. Nous nous sommes infligés une souffrance. Nous sommes masochistes et trouvons plaisir dans la privation. Dans la violence que l’on fait à notre corps. Chaque jour. Inlassablement.
Le contrat numéro 2
Mardi 28 Août 2012 : « Aujourd’hui, je vais vous faire passer en contrat 2 » déclare Docteur K avec une voix monotone et désabusée, presque absente. Je m’étonne de la rapidité de sa décision, l’interroge sur les motifs de celle-ci. Il répond qu’il pense que j’ai suffisamment progressé psychologiquement pour passer à la deuxième étape. Par ailleurs, il pense que j’ai des choses à dire. Des choses à dire à ma mère. »
Puis, soudain, le ton change. Une lueur vient illuminer son regard froid et vitreux. « Mademoiselle, attention, le contrat 2 n’est pas un cadeau. Vous allez entrer en contact avec des patientes qui seront nocives pour vous. Vous allez devoir apprendre à dire non, à vous protéger, sans pour autant poursuivre l’isolement. Vous allez devoir vous resocialiser tout en vous préservant du risque de régression vers lequel certaines chercheront à vous entraîner. N’oubliez pas que votre maladie est une forme d’addiction et qu’en ce sens, vous faîtes partie de ces drogués qui seraient prêts à assassiner leur grand-mères pour obtenir leur dose quotidienne. Autrement dit certaines dealeuses vous proposeront stratégies, ruses et subterfuges pour échapper au système, manipuler la structure et défaire le cadre thérapeutique qui vous soutient. Il va donc vous falloir être forte. Vous affirmer contre celles-ci. Vous faire confiance. »
{Passage non censuré... Oriane n'avait simplement pas fini de travailler sur ce chapitre]
Le contrat numéro 3
{Passage non censuré... Oriane n'avait simplement pas fini de travailler sur ce chapitre]
Le contrat numéro 4
A défaut de pouvoir vous soumettre des protocoles scientifiques, des résultats d’enquêtes ou des statistiques élaborées, je peux peut-être rendre compte du ressenti pathologique personnel du patient.
C’est une maladie perverse, qui relève de l’obsession et de l’addiction. Semblable à l’alcoolique, l’anorexique-boulimique est obsédé par la consommation non pas d’alcool mais de nourriture. Cherchant obstinément à combler un vide irrationnel, transparent, invisible. Un vide inexplicable, virtuel qu’il est totalement incapable de nommer. L’anorexique boulimique est strictement incapable reconnaître, de distinguer l’envie du besoin et de le nommer, si bien qu’il se jette à corps perdu sur la nourriture, non pas par curiosité, non pas par gourmandise mais comme à la recherche de l’aliment susceptible de combler un vide auquel il refuse obstinément de se confronter, un vide effrayant et profond. Un manque. Mais à la différence de l’alcoolique, l’objet de la défonce, l’objet de l’addiction est aussi sain qu’il peut être malsain, pire : il est tout autant vital qu’il peut être mortel. Il ne suffit pas de dire : je n’y toucherai plus. Par ailleurs, le patient est confronté en permanence et au-delà de sa volonté à l’objet de sa souffrance. Non seulement les panneaux publicitaires, les grandes surfaces, les reportages télévisuels mais également tous les restaurants, boui-boui, cafétérias, « fast food » et autres cafés le soumettent à la tentation : la tentation de la privation, ou celle de l’excès. L’anorexique-boulimique ignore la mesure. Il a perdu la notion du juste milieu. Il ne connaît que l’extrême, le trop ou le pas assez. Le vide, l’abîme ou le plein, le trop-plein. Or, il n’est aucun lieu social qui ne soit pas un affront pour le sujet malade, ne serait-ce que par la présence - anodine pour la plupart - d’automates au coin d’un bâtiment. Seuls les espaces naturels, les parcs protégés peuvent l’apaiser, l’éloignant de la tendance à la consommation.
Cette maladie, c’est l’enfant de la société de surabondance qui n’a que faire du trop-plein qu’elle produit inlassablement, qui ne sait y répondre qu’en stockant ou en jetant. En gaspillant. Société boulimique, celle-ci ne sait pas gérer sa production.
Aujourd’hui, je suis en contrat 4. Le contrat le plus jouissif de tous les contrats. Le plus jouissif et le plus dangereux, aussi. Je vais rejoindre le monde extérieur. Retrouver la réalité. Renouer avec la vraie vie, avec le cœur pulsant d’une humanité en mouvement permanent. Il est 13h30. A 14h, je franchirai cette même porte que j’avais poussée, il y a déjà trois mois. Il est 13 h 30. Mon cœur bat à une allure vertigineuse. Je suis impatiente. Je fais les cent pas dans ma chambre. Plus que quelques minutes et je recouvrerai ma liberté. Il est 13h30 et je n’ai encore aucune notion du danger qui me guette à l’extérieur. Dehors, le virus m’attend. Le démon a fait le pied de grue, se faisant discret au coin d’une rue.
Je me crois guérie et dans l’insouciance de cette conviction, je pousse l’immense et lourde porte en bois qui me sépare du monde, de la mouvance, de la dynamique normale. Dans l’insouciance, je m’élance dans l’arène. L’euphorie me gagne. Je me sens forte et je suis heureuse. Je savoure cette liberté qui me revient de droit. Et pourtant, quelques mètres plus loin, le danger rôde. Virus fait le guet derrière un mur, un sourire narquois au coin des lèvres. Il se frotte les mains, échafaudant déjà les maintes possibilités de ma chute. Il a eu trois mois d’attente pour imaginer les divers scénarios d’une chute spectaculaire.
La ville grouille. Son cœur pulse. Je suis au milieu de cette foule qui va et vient. Traversée par elle. Je suis au milieu de cette foule qui grouille, qui pulse, qui vit. Au cœur de la vie. En son sein. En son ventre. J’habite la vie et je suis traversée par elle. Les gens me voient, certains me regardent, d’autres ne me regardent pas, me bousculent, s’indiffèrent, ou me sourient. L’illusion d’être normale. De faire partie de la mouvance. Un bref instant pendant lequel la maladie n’est plus qu’un lointain souvenir, un trouble spectre qui s’évanouit, qui s’efface et disparaît au loin. Un bref instant de bonheur. Je suis au cœur de cette foule, je ne bouge pas. Je vis. Je respire.
Derrière une vitrine éclairée. Une vitrine allègrement décorée et généreusement garnie. Mon regard se pose fortuitement sur ces gâteaux et gâteries et la curiosité m’envahit pleinement, elle parcoure sauvagement mes veines, monte jusque dans mon cerveau, elle se propage et se répand dans mon sang, jusqu’au fond dans mes entrailles où elle trône désormais en unique dictatrice. Mon ennemie première, la meilleure amie de virus, sa béquille, son soutien, sa lentille. La curiosité ou l’addiction de la nouveauté. La peur de la frustration et le besoin obsessionnel de tout connaître. La peur du manque et celle de l’inconnu. Le besoin de tout contrôler et l’envie de tout avoir. L’impossibilité de faire un choix, de prendre des décisions. L’incapacité de gérer la moindre frustration.
Je n’ai donc rien appris. Trois mois d’infantilisation, de frustration, de réclusion et rien. Aucun changement. Aucune modification. La dépendance coule dans mes veines comme un mauvais poison. Je n’ai donc rien appris. Je suis une toxico. Droguée de la bouffe. J’y pense tout le temps. Comme pour combler un vide, étouffer une peur, créer un sentiment de sécurité perdu. Subterfuge. Je suis en proie à mes propres démons, à mes propres envies, esclave de moi-même. Comment m’affranchir de cette dépendance, comment combler ce vide et annihiler ces pensées obsédantes qui prolifèrent comme des champignons, qui enflent à l’instar de tumeurs malignes ardemment au sein de ma poitrine ? N’ai-je donc aucune volonté ?
Quelle maladie opiniâtre forte, virulente, quelle fougue t’habite espèce d’invincible minotaure, à la tête d’acier…
Le sauvetage de Tirésias
La sortie du purgatoire n’a rien à voir avec un retour à Eden. La nage est rude dans les eaux agitées du Styx. Le radeau est fortement secoué. Je rame sans cesse, craignant que Poséidon ne m’emporte dans son gosier sombre et humide. J’ai froid. Mes rames se rompent. Mes armes se rompent. Sur la sombre trame, mon âme se trompe et je tombe, les larmes aux yeux. La nuit, j’entends les démons marins qui pouffent et ricanent, tout proches de mon radeau, tapis dans l’ombre des noires profondeurs neptunales, se rapprochant toujours plus, dangereusement. Je sens alors dans ma nuque leur souffle pervers et glacial, me zébrant l’échine.
Quelques jours suffisent à ce que le radeau s’effrite et se brise totalement. Il ne reste plus que quelques maigres bris de bois gisant paresseusement, avec désinvolture, à la surface de l’eau. Et à chaque fois que je parviens à saisir l’un d’entre eux pour me maintenir hors de l’eau, tantôt celui-ci m’échappe, tantôt l’un des démons surgit à la surface et s’en empare avec une sadique raillerie à laquelle je succombe, découragée.
Petit à petit, les démons se font les maîtres des lieux, régnant en dictateur sur l’ensemble du Styx et les rituels reviennent, inexorablement s’instaurent tels des lois incontournables, des décrets figés auxquels il faut se soumettre. Et c’est reparti pour un tour : me voilà seule avec eux, et mes journées se résument alors à quatre activités systématiques, à savoir et dans l’ordre, s’il vous plait : dormir, manger, vomir, nettoyer, et rebelote. Dormir, manger, vomir, nettoyer. Eternelle rengaine, infini refrain. Je suis épuisée. Vide. Inutile. Triste. Terriblement triste. Perdue aussi. Perdue dans ce gouffre vertigineux qui n’a pas de fond.
A bout de souffle, je m’efforce pourtant encore de remonter le cours du Styx à contre-courant quand sur la rive, dans une grotte, qui borde l’eau, je surprends soudain de profil le regard curieux et amusé, malicieux et brillant d’un vieillard voûté, recroquevillé sur lui-même. Cette étrange apparition m’arrache à la torpeur sidérante à laquelle je m’étais abandonnée depuis quelques jours déjà, et réveille en moi une joie longtemps enfouie, à peine identifiable, une joie aux allures enfantines, légère et si douce à la fois…
La silhouette cassée sur sa chaise en bois, il me fait signe de le rejoindre, le geste maladroit et mécanique de l’automate infirme, l’œil vitreux de l’aveugle devin, du druide, la dentition douteuse du clochard vagabond, le cheveu hirsute du fabulateur schizophrène. Il est mon sauveur et le crie à qui mieux mieux sur le bord de la rive, comme un marchand de poisson, accompagnant son discours de petits rires étouffés. Ce gnome voûté, ce petit lutin forestier au déhanché de satyre, cette taupe aux pattes de velours, en effet, se déclare –la main sur le cœur, le port droit et l’œil luisant - thérapeute magicien, et à ce titre, il a conçu tout un subterfuge, un plan d’une rare subtilité dont j’ignore encore parfaitement l’imbrication savante des rouages et des filins qui le composent.
L’homme a bien l’intention de me faire parler et pour ce faire, il a tout pensé : le décor, les paroles, le scénario, toute la portée, les nuances, le tempo et les silences d’une partition orchestrale. Rien n’est dit ou fait au hasard, tout est mathématiquement orchestré. Rationnellement. Méthodiquement : depuis l’angle de son doigt crochu qu’il élève à chacune de ses prises de parole, jusqu’à la composition de son bureau. Depuis la position du bonhomme même jusqu’à l’agencement des meubles et au choix de ses paroles. Tout a été pensé pour créer une atmosphère propice aux confidences intimes. Pour ressusciter l’univers de l’enfance dont il me sait nostalgique, pour invoquer les revenants de cette époque dont j’ai tant de mal à faire le deuil.
Le magicien connaît parfaitement l’objet de mon veuvage, la nature de ma maladie, la raison de celle-ci. Sans même me connaître, il sait mes besoins, mes attentes, mes craintes, mes appréhensions, mes vices et mes vertus, mes freins, mon moteur.
Tout un théâtre de Guignol s’érige alors discrètement devant mes yeux étourdis, une tripotée de pantins s’agitent et valsent une folle ronde, comme si de rien n’était, dans les mains du maître incontestable de l’illusionnisme.
Il est mon gourou. Mon marabout. Mon sorcier zoulou.
Derrière la baie vitrée dont la transparence est mouchetée de grasses empreintes éparses, bordée d’un jardin desséché, clairsemé et mal-entretenu, un petit jardin lui-même flanqué d’une barrière instable et rouillée, dont on entend la porte grincer malicieusement, de temps à autre, dans un dialogue crypté avec Eole, j’aperçois en effet la silhouette de Tirésias dont il m’est encore difficile de démêler la posture tortueuse, celle-ci se confondant avec les reflets ondulants qui valsent sauvagement sur la vitre embuée et salie de son salon.
Je m’interroge alors : Comment un homme si mal en point, peut-il avoir la prétention d’être capable de me sauver ? L’homme me tourne le dos. Médiocrement recroquevillé sur son siège-pot, avachi sur son bureau, il attend, sans le moindre signe d’impatience. Le vieux sage méditant demeure dans un silence presque religieux, parfaitement serein, coupé de la réalité enfantine que l’on entend ricaner au loin dans le parc du lotissement, plongé dans la pénombre de cet appartement vétuste dont je devine déjà le plafond bas, l’isolation douteuse et les murs obstrués par une décoration incohérente et un mobilier aussi austère qu’accablant.
Je m’approche de la baie vitrée et frappe encore hésitante. Une voix claire, dont les mots semblent pourtant incomplets me répond, laissant retentir sciemment chaque syllabe sur les quelques cordes élimées de ce goitre mal assuré à l’instar d’un insulaire goéland. La pénible élocution de cet inconnu me surprend, mais je fais mine de n’y rien laisser paraître. En pénétrant la grotte de Tirésias, je découvre un sol mollement plastifié, jonché de tâches indistinctes, d’empreintes de pieds et de carottes râpées. Dans le coin des murs, la pièce est chaudement habillée de toiles d’araignées et de couvertures de poussière, créant ainsi un savoureux camaïeu de gris dans cet appartement délabré. Quant aux murs, ils sont sauvagement vêtus de diverses gravures, certaines apparemment anonymes, d’autres familières, suggérant des relations secrètes, des histoires de vie croisées. Des visages d’enfants et des corps de femmes nues, ainsi, se font face et se répondent défiant les lois physiques du temps, comme dans un dialogue implicite, muet.
L’air, l’atmosphère toute entière est imprégnée d’une étrange odeur nauséabonde, de cette odeur acide de l’urine séchée, du détritus humain, de l’excrément. Tirésias semblable au pauvre poète de Carl Spitzweg, vit, presque à son insu, dans une précarité qui lui échappe totalement et dont il n’a cure, joyeusement égaré dans ses rêveries emmêlées…
Son bureau, son empire – pour ainsi dire - est revêtu d’étranges objets enfantins et hétéroclites gisant là, fortuitement, pêle-mêle, à côté de bouts de nourriture, de sucreries et de papiers. Des feutres de couleurs diverses jouent au mikado, tandis qu’un petit train en plastique poussiéreux stationne à côté d’une voiturette mal garée et d’un sachet de bonbons ramollis, en friche. Dans le tiroir entrouvert de son bureau, - car tous les tiroirs de ces meubles demeurent bizarrement entrouverts - j’aperçois du reste, la rondeur d’une vieille tétine brune mordillée, suspendue à un cordon bleu négligemment noué à divers endroits.
Sur l’une des monstrueuses armoires qui habitent la pièce, se tient debout toute une armée de poupées russes, le port droit et l’allure fière. Un tantinet pédante, même, elle salut au garde à vous les quelques passants de la cour d’en face, tandis que dans un coin de la pièce, sur un fauteuil bombé, quelques vieux oursons en peluche, oisifs, avachis, le regard morose et perdu dans le vide, se câlinent, indolents, et patientent silencieusement, sans bien savoir ce qu’ils attendent…
Si les yeux du vieil homme ne voient plus, pourtant, il me devine derrière son dos, il me pressent. Il me sait et ressent simultanément ce même frisson qui me parcoure le dos, l’instant d’une seconde. Il ressent ma surprise, ma curiosité et ma secrète appréhension face à l’inconnu. Le magicien d’Oz lit en moi comme dans un livre ouvert.
Il revit ses propres souvenirs qu’il arrange à sa sauce, convaincu de la réalité qu’il leur insuffle. Et sur le chemin caillouteux de ses péripéties abracadabrantesques, le souffleur de verre enferme ma main dans le creux de sa paume et m’emporte dans ses joyeuses et vertigineuses pérégrinations, fougueusement - pérégrinations semblables à celles qu’aurait pu entreprendre avec son ballon ou sa machine à remonter le temps un Jules Verne et que, par ailleurs Pagnol ou Balzac encore aurait pu relater en des termes similaires. En effet, ses textes, négligemment inscrits, hasardeusement transcrits sur des feuilles volantes, tantôt jaunies, tantôt cornées, déchirées çà et là, sont imprégnés des couleurs du Sud, d’une part, - chaque mot laissant secrètement résonner le sifflement délicieux des grillons provençaux, rappelant la chaleur caniculaire des grandes villes méditerranéennes et les klaxons des voitures grouillantes - et des couleurs urbaines de la capitale, d’autre part, avec le froufrou des tutus du Moulin rouge, deux univers entrecroisés du mythomane clairvoyant, deux univers que celui-ci jure mordicus avoir côtoyés à l’orée de ses rêves, à l’aube d’une réalité disparue…
Parfois, je m’étonne de la bizarrerie et de l’aspect fantastique et improbable de ses histoires de conteurs de rues, sorties de derrière les fagots. Sont-ce réellement ses propres souvenirs ou l’homme est-il habité par l’imagination débordante du fabulateur ? Ce qui est certain, c’est qu’il m’apparaît tel un brillant jongleur qui d’une part s’abreuve goulument de ses lectures oubliées, se les approprie, impunément et qui d’autre part, puise avec parcimonie dans les bribes d’une réalité enfouie et abandonnée au détour d’une mémoire tantôt foncièrement défaillante, tantôt sagace et extralucide.
Dans les décombres d’un passé savamment inventé, un passé incertain, lointain, ressemblant étonnamment au décor d’un bon Walt Disney, un passé enfin dont il est désormais impossible de distinguer le vrai du faux et le mensonge de l’aveu, l’homme fouille, farfouine et collectionne des accessoires et des objets hasardeux afin de parfaire les coulisses de ses rêveries impromptues. Personnellement, je prends le parti, voire le pari - un pari aux allures pascaliennes - d’en croire la totalité afin d’assurer la saveur de cette aventure complètement folle et pourtant si candidement narrée, dans laquelle je m’embarque, aveuglément.
Et alors, ce qui semblait à première vue encore fortuit, ces prénoms aux résonnances américaines, Douglas, Kate, ces histoires farfelues, ces discours étonnants, ces rencontres fortuites, tous ces détails apparemment inventés de toutes pièces se révèlent parfaitement cohérents et crédibles. L’auteur, en effet se souvient avec une exactitude déconcertante de chacun des personnages qui s’est introduit dans sa vie à un moment ou à un autre, et s’empresse du reste de me corriger, si j’en écorche le prénom, les pensant a priori échangeables. S’il s’agit donc de la simple trame bien construite d’une fiction, il paraît en effet pourtant parfaitement conscient de l’ordre de l’histoire et de la constellation de ses personnages. Trop conscient, même. Trop précis. Il se permet d’ailleurs parfois d’achever ma dictée, connaissant le texte sur le bout des doigts, alors que celui-ci reposait depuis des années au fond d’un vieux placard moisi. Ce qui est certain, donc, c’est que rien n’est là au hasard. Tout est calculé ; et à la virgule près.
Mon marabout est intransigeant. Il ne tolère aucune étourderie, aucune faute de ponctuation, me reprend à chaque guillemet omis, à chaque virgule, à chaque tiret et à chaque erreur de prononciation. Quant à son œil défaillant, celui-ci s’efforce et s’épuise avec zèle et ardeur, à vérifier le moindre saut de ligne, à corriger l’ordre des adverbes, les inversant sans cesse, à la recherche de cette musique intérieure, n’acceptant aucun couac, aucune dissonance. Cet acharnement, cet intérêt exacerbé pour le détail trahit le caractère maladivement obstiné, presque autiste, si j’ose dire. Je déchiffre le monologue marmonné du fou et Tirésias. Tirésias, régulièrement, m’interrompt, ne tolérant aucune erreur au sein de sa composition, aspirant à la perfection narrative et pourtant de temps à autre, je suis agacée par le mauvais choix manifeste des temps du récit, mais je cède aux volontés dictatrices du créateur, et tente d’en faire abstraction.
Et pourtant, son extrême rigueur me paralyse alors. Le regard du vieil homme à présent fige le sol, profondément concentré dans un effort de précision intense qui se manifeste par exemple à travers les maints accents de prononciation qu’il laisse résonner afin de sous-entendre l’orthographe qu’il souhaite donner aux mots ou encore à travers l’attention constante qu’il porte à l’ordre des mots ou au temps du récit et cela, malgré la cécité qui tendrait à l’en empêcher… Son ardeur au travail, sa concentration et son silence m’impressionnent. Assis derrière moi, je ne peux que le deviner et parfois je crains qu’il ne soit endormi tant le silence est de marbre. Mais Tirésias est parfaitement éveillé. Il avale alors sa salive, laisse claquer sa langue contre son palais, et reprend son discours. Savamment pensé. Son souffle est irrégulier. Maladroit. Gauche.
A cette heure précise, en ces lieux inconnus, fortuitement décorés, je suis les yeux de Tirésias. Je suis ses yeux brouillés. Sa plume brisée. Je suis ses doigts désarticulés, son outil rompu. Je suis son corps déhanché. Je l’incarne. Je suis sa plume, le prolongement de son bras, son encre, le sang qui noircit l’écorce de sa vie. Je suis le sculpteur de sa verve, l’empreinte de ses pas, l’argile entre ses mains vieillies, l’écorchure zébrée de sa douleur…A l’instar du musicien qui suit les notes d’une partition avec rigueur et précision, je suis sa voix, je l’écoute, je la retranscris, je la lui rends, indicible jeu de dialogue et d’échange, un fameux jongle de corps… Je suis la voix, sa voix ou la voix de sa gardienne, cette impassible mégère, cette sadique acariâtre. Je suis la voix de son souvenir et la propriétaire instantanée de sa mémoire. Je découvre chaque mot qui se dérobe à mes yeux. Je suis comme le voyeur qui pénètre une maison de campagne abandonnée et qui tente en soulevant quelques draps passablement déposés, de s’imprégner d’une histoire qui ne lui appartient pas, essayant de reconstituer une vie étrangère comme un puzzle que quelques toiles d’araignées plantureusement étoffées écartèlent aux quatre coins de la pièce.
Je commence désormais à percevoir petit à petit la complexité des rouages de ce plan machiavélique qu’il a échafaudé pour m’extraire des griffes des démons invisibles qui m’habitent et me violent. Un immense complot entre lui et ses créations, une manigance savamment étudiée et astucieusement ourdie, minutieusement. Pourtant, lors de cette première rencontre, je n’ai pas la moindre idée de l’envergure réelle de ce plan. Je pressens à peine comment l’homme par cette mise à nue consciente de lui-même tente de briser les mécanismes de protection, la forteresse blindée que j’ai érigée tout autour de moi et armée d’arbalètes afin de faire face à un monde hostile et craint. Je le soupçonne en effet, d’essayer de créer autour de moi, par une lecture libérée, décomplexée de ses mémoires, une complicité tacite, une atmosphère de confiance. Peut-être se dit-il qu’en se délivrant si impunément, « nu comme un ver », il forcera ma propre mise à nue, de façon naturelle, mécanique, réciproque…Et alors, je ne peux m’empêcher de m’interroger. Jusqu’où Tirésias a-t-il pensé son plan machiavélique ? Jusqu’où s’étend la saugrenue matrice de ce monde qu’il a conçu pour nos rendez-vous secrets à l’orée de la réalité automobile ? Qui est ce sage, ce devin, ce sorcier ?
Dans ma nuque, je sens son souffle irrégulier. Je devine sa posture douloureuse et compliquée, cette posture maladroite de l’enfant souffreteux qu’il est resté, le geste handicapé d’un automate désagencé, tordu, torturé, tortueux et tout cassé, semblable à l’allure d’un pantin égaré dans un vieux carton et dont les ficelles savamment s’emmêlent, sans jamais vouloir céder à l’agilité des doigts de celui qui le découvre à tout hasard et qui s’efforce tant bien que mal de réparer…
Tirésias respire, expire, soupire, s’éteint puis se rallume à l’instar d’une bougie dont la flamme incertaine vacille dans la pénombre inspirée… J’attends patiemment sa dictée, me laissant oisivement portée par les flots de son imagination, par le ton mystérieux de ses paroles difficilement prononcées, me surprend aussi parfois presque à somnoler quand ponctuellement, soudain, sans prévenir, son rire enfantin et diabolique retentit telle une suffocation hésitante. Sa voix usée, abimée résonne alors entre ses lèvres molles, à peine audible, difficilement déchiffrable, laissant s’échapper des vocables incomplets, et pourtant si minutieusement et soigneusement choisis….
L’homme se souvient et ses paroles s’assoient une à une, comme jouant à la chaise musicale. Elles s’incrustent, s’insèrent dans le récit qui évolue petit à petit sur le papier, noircissant peu à peu cette feuille encore blanche. Les lettres valsent sur le support et les dernières syllabes de ses mots s’étalent avec appui dans l’espace, se traînent, langoureuses, comme s’il cherchait à prolonger leur sens, à éterniser leur sons ou plutôt l’existence du souvenir qu’elles évoquent, comme si leur son permettait la résurrection effrénée et désespérée d’un passé irrévocable si malicieusement comique…
Un bien-être inexplicable m’investit alors. Quelle est cette étrange chose qui me rassérène, soudain ? Comment expliquer cette sensation inouïe de doux bonheur, de détente, de tranquillité que je ressens auprès de cet homme tout déboîté ? L’homme, soudain, rit et m’extrait violemment d’une étourdie torpeur. A l’écoute de ses propres paroles, celles que je découvre petit à petit, en lui dictant et en tapant ce texte retrouvé onze plus tard écrit par une main encore habile, encore agile, encore alerte, j’entends l’homme rire et me laisse gagner par cette indicible joie, m’empare alors d’un passé qui ne m’appartient pas mais que le marabout en culotte courte me délivre en toute impunité.
Que dis-je ? L’homme ne rit pas. Il se marre bien franchement. Un petit rire enfantin digne d’une petite souris - si tant est qu’une petite souris puisse rire… - un rire de souriceau qui se mue en un rire diabolique, éclatant de cette gorge molle et béate. Et à chaque fois que j’emprunte la voix de Solange sa nourrice afin de ressusciter quelques souvenirs puérils de l’enfant inchangé, qui, derrière moi, respire si irrégulièrement, trahissant les mouvements de ce cœur emballé, nostalgique, l’homme se gausse, fier des diverses sottises dont il avait été l’auteur autrefois, et qu’il avait narrées, un soir, à ses heures perdues ; il aime désormais m’entendre les relater…Quel plaisir éprouve-t-il à ma dictée ? Me demandé-je… est-ce une joie narcissique d’entendre sa propre composition prononcée par une tierce personne, est-ce la résonnance d’un souvenir que l’on veut retrouver ? …
Et son rire encore retentit, m’effrayant à nouveau, rompant ce silence fantastique dans lequel il me plonge et menace de me noyer, de temps à autre, ce silence dans lequel il nous enserre lui et moi, secrètement, excluant toute présence étrangère à son imagination, condition sine qua non de ce voyage entre deux mondes parallèles. Il rit, se gausse, avec cet air railleur qu’il adopte parfois, comme s’il entendait encore la voix de Solange résonner dans la courette de la villa parentale, l’apostrophant de « sale môme », de « marmot simplet » ou de « galopin écervelé, vicieux jusqu’à l’os ».
C’est un conteur exceptionnel dont le souffle irrégulier me caresse la nuque, capable de créer à n’importe quel moment une atmosphère onirique, recréant avec ses mots comme avec des Lego, l’univers disparu de l’enfance. Or s’il est si bon conteur, c’est sans doute dû à son identité de témoin d’un temps passé, gardien d’une mémoire en danger, en voie de disparition, possesseur d’un secret historique que peu d’hommes encore partagent. Ces récits en effet, sont ponctués d’anecdotes liées à la guerre et à l’après-guerre, anecdotes authentiques, empreintes d’une époque révolue, incroyable. L’homme se souvient. Il désembue alors cette mémoire trop souvent sollicitée, s’imprègne des lieux, les reconstitue dans un effort qui lui vaut de nombreux soupirs. Il est épuisé et son essoufflement s’accompagne de toussotements et de bâillements par saccades.
Tirésias, non seulement ose défier les dieux, mais à ses heures perdues, le vieil homme s’improvise bandit de velours, cambrioleur en plumes, il volette ça et là, se faufilant au sein des foules, coquin voyageur, il s’abreuve de ces conversations fortuites, faites de jolies riens, en dérobe quelques bribes choisies, nourries de potins et de cancans en tout genre, se les approprie subtilement, les subtilise, furtif, rapide, il s’empare de ces personnages dont on parle entre badauds et marchands, et les transforme par l’application d’un processus magique en de fantastiques petits pantins déhanchés, en d’agiles poupées valseuses, Pinocchios soumis et dociles, il leur insuffle la vie et la leur reprend à son gré, créant ainsi des mondes parallèles à son goût. Dictateur omniscient, mythomane méticuleux, il pouffe de rire en articulant les fils de ses marionnettes dégingandées. L’impitoyable s’esclaffe, pouffe de rire en repensant aux constellations improbables et arbitraires qui s’esquissent dans son esprit et il se gausse encore et toujours au son de cette mélodie joyeuse et tordue. Sans Vergogne. Sans embarras, ni retenue. Nu comme un ver. En toute impunité. En toute simplicité.
Le vieil homme m’apparait tel un paradoxe, un schizophrène, à la fois ange et démon, ce grand lecteur de la comtesse de Ségur m’avoue à demi-mots être fasciné par les Bons Petits Diables de celle-ci, difficile alors de croire en un hasard, licorne et bête à corne, diable et séraphin, barbu et duveteux, pervers et naïf, « simplet galopin », comme il dit et « vicieux jusqu’à l’os », habité par la candeur sadique du môme, et la sagesse bienveillante du vieillard, manifestant tout à la fois les qualités de l’enfance, et celle de la maturité, patience infirme, minutie consciencieuse, soin et précision extrême, immense concentration, persévérance étonnante constance, maîtrise de soi totale d’une part, et, d’autre part, candeur, ingénuité, perversité coquine, ironie amusée, vivacité d’esprit et touchante folie. L’homme en effet, malaisément avachi sur sa chaise-pot, cramponné avec ses doigts coincés, à la vieille table en bois griffonnée qui lui sert de bureau, la jambe tremblotante, est attachant.
Soudain, la pensée de mon proche départ m’envahit et déjà, je me surprends à craindre l’étrange sensation qui me menace, à savoir le regret de devoir laisser en suspens ces incroyables histoires, dans le coin de cet ordinateur que l’homme redoute et vénère telle une machine machiavélique. Ses mots si sciemment prononcés, si subtilement choisis, si savamment pensées, à l’intérieur d’une chaine codée, dont il est le seul à détenir la combinaison, vont continuer de me hanter le long de mes déambulations au cœur de la ville. En effet, je regrette déjà de voir se dissoudre bientôt cette bulle onirique, cette sphère magique et transparente dans laquelle il m’a malgré lui enfermée. Bientôt abandonnée doucement mais sûrement au brouhaha de cette grande ville, à cet hostile anonymat qu’elle abrite en son sein, cette mère désabusée…. Peu à peu ce trou noir indistinct absorbera sauvagement ces mille et un personnages peuplant le monde de ce fou, mon sauveteur fantastique, me laissant, cette mère cruelle et avare, avec comme seule compagnie, cette ultime nostalgie du lecteur qui s’apprête à fermer son livre de chevet et à tirer sur ses épaules engourdies sa couette bien chaude en compensation au manque qu’il l’envahit.
Je ris intérieurement et l’esquisse d’un sourire à peine lisible trahit cet amusement naïf, quand je l’entends croquer si bruyamment et si maladroitement ce bonbon à la fleur de Sureau que je lui ai proposé et qu’il se délecte manifestement d’anéantir entre ses dents éparses. Nous jouons à la dinette. A la marchande, aussi. Bref retour dans les entrailles de l’enfance, lieu si précautionneusement gardé, protégé, notre chasse gardée, notre cachette, notre cabane perchée. Il croque, il bave et rit. De temps à autre aussi, il laisse son urine s’échapper discrètement de sa vessie, et j’entends le ruissellement de celle-ci résonner dans la chaise-pot, mais ne laisse rien percevoir pour ne pas risquer d’interrompre ni le rire, ni le récit de cet homme si étrange, pour ne pas rompre le charme et laisser s’effondrer notre cabane tel un mirage au vent. L’homme ponctue son discours de rots mal étouffés. Il a la digestion difficile, mais jamais il ne se laisse freiner, emporté par le flot de ses pensées. Ulysse, sur son radeau, continue de conter le chant des sirènes. Quant à moi, je ne sens plus mon cœur battre. Ma tension est de plus en plus basse. Les fourmis grouillent dans mes mains et se répandent dans mon corps telle de la vermine sur un cadavre frais, mes forces se déclinent, mes paupières sont lourdes. Dans quelques secondes, peut-être, je vais mourir. Et je crains juste de voir ce pauvre homme épanché sur mon corps froid, culpabilisant de n’avoir rien vu et de s’être réclamé pourtant d’être un devin. La mort est plus proche de moi qu’elle n’a jamais été. Et je flirte inlassablement avec elle. Je lui lance des défis toujours plus risqués et espère secrètement qu’elle sera la première sur le podium et qu’elle aura raison de moi, j’espère qu’elle sera médaillée. Je lui tends la perche, je lui tends le bâton ou la carotte. Ce que vous voulez. Je l’attends, la coupe dans les mains, pour la récompenser de sa vivacité, de sa rapidité, de son mental d’acier.
Le silence inonde toute la pièce. L’homme racrapoté, au physique souffreteux, pense. Il est extrêmement concentré. Il ne se laisse interrompre, les images dans sa mémoire défilent. Je ne l’entends plus. Je lui dicte alors ses écrits, m’efforçant avec le plus de clarté possible, d’articuler chacun des mots, qui sous mon regard, naturellement glissent et ruissellent, librement, naturellement. Secrètement, muettement, je me réjouis de la mélodie qui de façon autonome, indépendamment de ma volonté, tranquillement, me berce et je m’oublie. Parfois le cliquetis de l’horloge vient rompre ces rêveries impromptues. Les murs sont fins comme du papier à cigarette. L’isolation trahit la présence proche de quelques anonymes voisins médisants, laissant sur le plancher résonner leurs pas disgracieux. Sous mes doigts agiles, les phrases se forment une à une, et dansent avec moi, cette indicible valse vertigineuse, tantôt un pas en arrière, tantôt un pas en avant, dans l’harmonie du soir…mes doigts glissent, comme guidés par la cadence de ces merveilleuses et divines compagnes. Je suis les yeux de Tirésias, je suis sa main. Tirésias est aux commandes et je me soumets entièrement et aveuglément. Et c’est avec la curiosité coupable et inavouée d’un voyeur, que je découvre par le trou de la serrure, l’histoire de cet homme qui m’est encore complètement étranger et dont je ne sais rien. Avec une indicible candeur, et une inexplicable confiance, l’homme me délivre alors les secrets d’un cheminement hasardeux, d’une histoire tourmentée. L’ordinateur ronronne. La chaise craque. Le parquet grince. Dans les tuyaux souterrains du chauffage, on entend l’eau discrètement couler. Sa respiration, soudain, s’emballe. Tirésias est inspiré. Investi des voix divines. Habité. Envahi. Pris d’assaut. Il ponctue alors son discours de mots étouffés, et pourtant, c’est avec soin et narcissisme, avec conviction et conscience qu’il s’efforce tant bien que mal de prononcer entre ses lèvres anesthésiées. Molles. Lourdes. L’homme compose, apostrophant sa portée de délicieux silences mesurés, prêtant sa voie et son esprit aux dieux, se faisant l’intermédiaire malgré lui entre dieux et les hommes, Tirésias compose au rythme des dieux, au gré d’Eole cette mélodie dont il m’a parlée et qu’il est le seul à percevoir les infimes nuances.
Et c’est trois fois par semaine que je répète avec joie ces rendez-vous secrets, rue d’Ypres, ce complot quotidien entre deux personnes qui ne se connaissent pas, qui ne partagent rien sinon cette intimité infime et instantanée, cette nudité de quelques heures, arborée au détour d’un récit personnel, inscrit sur des pages jaunies d’un classeur aux apparences anodines, déposé négligemment sur la table. Trois jours par semaine, comme deux amants en faute, nous nous retrouvons, comme deux camarades de classe échafaudant un plan.
Pourtant, aujourd’hui, notre rendez-vous prend une toute autre tournure. Tirésias bouleverse notre rituel magique. Aujourd’hui, il m’impose de procéder bien différemment. Il interrompt la rédaction de son histoire pour me faire trier des papiers. D’un coup, je crains alors de voir s’estomper l’aura magique qui emplit la pièce à chacune de nos rencontres. Un peu désœuvrée, un peu déçue, je traine le pied, pensant que ces trois heures passées en sa compagnie vont prendre la couleur grise d’une routine quotidienne à laquelle le monde normal est si souvent soumis et à laquelle il m’avait pourtant si brillamment arrachée. Je m’efforce de masquer ma déception, lui propose de faire le thé, pour conserver tant bien que mal une part de notre rituel indemne. Je joue à la dinette. Je sors sa petite tasse légèrement ébréchée ornée de quelques fleurs jaunes et bleues, y plonge une généreuse cuillère de miel, y verse le thé bouillant, remue doucement et la dépose sur un set en plastique collé à son bureau, sur lequel il effectue la totalité de ses activités quotidiennes. L’homme alors pointe le doigt cornu sur un ensemble de dossiers salis, jaunies, déchirés çà et là. Des dossiers renfermant des piles de feuilles volantes noircies de lettres plus ou moins grosses, retraçant l’évolution régressive de sa vue, de manière désordonnée et anachronique. Il me demande alors de mettre les pages dans l’ordre, de retrouver les pages de garde de chacun des manuscrits et de les insérer dans un classeur, après quoi il me faudra réaliser un sommaire listant l’ensemble de ceux-ci. Mon sauveteur est un conteur si prolixe qu’il en a perdu le fil.
A cette seconde précise, je suis encore loin d’imaginer que ce n’est pourtant pas le fil qu’il a perdu, mais bien plutôt la mémoire. Par un étonnant acte manqué, par un mécanisme de défense des plus surprenants, l’homme est parvenu à occulter toute une partie de sa production et en ce sens de sa vie. En effet, après quelques minutes de travail, je me retrouve nez à nez avec un texte rédigé à la machine à écrire, un manuscrit complet, contrairement aux autres. Un manuscrit intitulé Aurore. Lorsque je stipule sa présence à l’aveugle, celui-ci s’étonne. Il ne comprend pas. Ne parvient pas même à retracer son origine. Il bafouille, s’étouffe, balbutie, bégaie, marmonne, se confond en paroles incompréhensibles, tourne les yeux. S’affole.
Soudain, je ne distingue plus le sanglot de l’éclat de rire. Serait-il subitement en train de pleurer ? J’essaie d’écouter la moindre secousse, le moindre souffle de son corps pour tenter de deviner la nature de ses émois, mais je n’y parviens pas et la curiosité s’empare de moi d’une force violente et me contraint à me retourner, pour observer les traits de son visage. L’homme pleure. La lecture de ce texte si hasardeusement retrouvé le plonge dans une tristesse telle qu’il ne peut s’empêcher de laisser s’écouler quelques larmes impudiques sur sa joue molle. C’est donc avec une extrême discrétion que je reprends la lecture, comprenant alors toute l’importance de ma lecture pour ce vieil homme. Je comprends enfin la tâche qu’il m’alloue, la valeur de celle-ci. Je suis la prostituée de ses yeux. Je lui offre ma vue, comme certaines offrent leurs corps. C’est le seul moyen qu’il ait pour recourir à sa mémoire, pour se réapproprier sa vie, ses souvenirs, son passé dérobé à cette vue si ingrate.
De temps à autre, et pour encourager cette complicité naissante entre nous, je donne à l’infernal poupon, à l’éternel enfant quelques bonbons durs à la fleur de sureau. A l’instar d’un clerc, je le lui dépose sur sa langue et ouvertement, l’homme au regard vitreux se réjouit avec la naïveté du gamin jovial qu’il est resté, associant la saveur du bonbon au doux souvenir de la tétine ou du mamelon dont il était si gourmand, autrefois, du temps de Solange ou encore de Magali ou de la Bohémienne.
Son rire effronté retentit encore et encore. Franchement. Ouvertement. Diaboliquement. Chut ! Soudain, l’homme s’arrête promptement. Le silence est alors de rigueur. L’homme compose. Sa mélopée adopte alors la rigueur catégorique d’une partition classique. Chaque note est alors pesée, soupesée, mesurée, pensée expressément au sein d’une portée presque mathématique avoisinant la perfection divine, comme en quête de l’immaculée conception, de la parfaite harmonie sonore de cet air magique qui investit ses méninges. Je reprends alors la dictée et j’entends son pied, s’impatienter, s’emballer, ou celui-ci tape-t-il simplement le rythme de sa mélodie, donnant la cadence. Le chef d’orchestre manifeste une constance à toute épreuve, une solide persévérance dont je suis parfaitement incapable au moment où je suis en sa présence. Il est mon exemple, mon modèle. L’élève admire le maître. Camille regarde Rodin. La fougueuse apprécie la maîtrise. L’équilibre. La parcimonie. Tirésias a un contrôle absolu de ses faits et gestes. Ce soir, il écrira dix pages, mangera quatre bouts de pain tartinés d’une fine couche de fromage, remplira trois bouteilles d’eau en plastique, boira un café, et n’acceptera que trois bonbons à la fleur de sureau, il ne dégustera que deux poissons en chocolat étrangement couvés par une poule plantureuse, fait biologiquement inexplicable. Ni plus, ni moins. Tout est compté. Mesuré. Pesé. Même dans la démesure. Fascinée par le corps musical de ses nymphes aux tuniques généreusement échancrées, dévoilant le bout de leurs seins fermes et ronds, Ulysse conserve son sang-froid, et il poursuit sa mélopée sagement, avec une singulière concentration.
Le retour de Charon
- Tirésias ? Il me faut prendre congé de vous… je dois rejoindre les eaux agitées du Styx, Charon m’attend.
- Hélas… s’écria Tirésias.
Nos adieux sont déchirants et c’est dans une indicible nostalgie nébuleuse, une vapeur féerique enivrante qui nous enserre encore secrètement, intimement, sur la rive, que nous nous quittons tristement, sans savoir quand nous nous reverrons. Alors je rejoins ce Styx déchaîné. Triste et inquiète, j’abandonne Tirésias à son manège incroyable, à son cirque enfantin, laissant les formules abracadabrantesques et la mélopée incompréhensible que le magicien à l’entrée de sa grotte prodigue à tue-tête, se dissoudre doucement au loin. Peu à peu, je m’éloigne du maître de foire et regarde au loin s’amenuiser le chapiteau du cirque de cet étonnant vieillard derrière un brouillard épais. Déjà, je regrette son aura si bénéfique et bienveillante. Sa folie me manque. Sa présence fabuleuse.
Soudain, me voilà embarquée sur le radeau du sombre nocher pour un retour aux portes de l’enfer. L’angoisse et l’appréhension m’envahissent, indicible viol. Je m’apprête à retrouver l’univers carcéral de la Clinique de la Providence que j’avais quitté quelques mois auparavant pleine de conviction, d’assurance et de certitude. Après avoir vaincu les épreuves douloureuses imposées par le purgatoire, je pensais pouvoir regagner les eaux du Styx sans danger, sans trébucher, mais malgré ce court aparté extraordinaire sur les rives du Styx, en compagnie de Tirésias, je n’y suis parvenue. Son sauvetage demeure partiel. Je chois. Inexorablement. Les eaux infernales m’ont avalée à nouveau dans leur gouffre profond et me voilà derechef en proie aux démons gargantuesques… Charon, depuis son radeau ravagé, me tend cette main diabolique et je n’ai d’autres choix que de la saisir, sans quoi je menace de céder aux vicieux démons qui se hâtent d’enlacer mon corps amoindri de leurs nombreux tentacules, m’entraînant dans une infinie noyade.
Pourtant, je ne suis pas sans ignorer vers quel enfer Charon me ramène. Mais cet enfer demeure le seul abri susceptible de me sauver des griffes de ces vilains diables malins. Le seul refuge du coupable souffreteux. De celui qui a sévit. Qui a récidivé. Je suis un naufrager qui s’apprête à rejoindre le purgatoire carcéral. La prison des fous. Je n’ai pas su faire face à ses démons. Mes armes, aussi aiguisées fussent-elles, ont failli, elles ont rompu sous le poids de leur corpulence. Chacune, l’une après l’autre. Je me soumets à nouveau à ses rituels incessants qui anéantissent toute envie et tout loisir. Je n’ai qu’une obsession : manger. Manger puis vomir. Plus rien d’autre ne rythme ma vie. Je ne ressens rien. Je suis vide. Creuse. Je ne dispose d’aucune faculté de concentration et je suis épuisée, éreintée. Je n’ai plus de forces. Je tressaille à chacun de mes pas, craignant de faillir dans la seconde suivante. Je suis lasse. J’ai besoin d’aide. Et j’ai froid. J’ai tellement froid. J’ai froid tout le temps, sans cesse l’échine parcourue de cet insupportable frisson nourri d’inquiétude.
- Tirésias, serrons-nous la pince. Lui dis-je.
- Oui, bien entendu, répond-il laissant de ses tristes lèvres tombantes un petit ricanement enfantin s’échapper…
Comme à son habitude, il ne peut s’empêcher de sourire à l’entente de cette parole un peu obsolète, désuète dans la bouche d’une trentenaire célibataire.
Aujourd’hui, j’ai 29 ans, quelques semaines, quelques jours, quelques heures. On est le mardi 7 mai 2013 et je rejoins l’équipe de la Clinique de la Providence que j’ai quittée il y a quatre mois à peine, un 14 décembre, un jour pluvieux. Un jour froid et humide, en plein hiver. Me revoilà face aux portes de la bâtisse à attendre patiemment dans une salle d’attente parfaitement stérile le fameux Docteur K. Et à cette heure ou blanchit la campagne, cinq sentiments m’accompagnent aux portes de la forteresse ; la faim, la tristesse, la frilosité, le vide et la peur. Les seuls cinq sentiments que je suis capable de ressentir actuellement.
J’ai 29 ans et je retourne à la case départ. Pourtant, aujourd’hui, mardi 7 mai, je suis pour la première fois, rassurée. Je m’abandonne corps et âme à l’équipe médicale et je décide en toute conscience et de plein gré, de bon gré, de ne plus mentir. Je dirai la vérité, toute la vérité, rien que la vérité. Je lève la main et je dis je le jure.
Alors voilà mon plan : Je dispose de deux mois, soixante jours pour être exact, pris en charge, deux fois trente jours, huit semaines, bref deux mois, juste deux mois pour prendre quinze kilos, ensuite je sors, je me fais percer l’arcade, je vais chez le coiffeur, je mets mon blouson en cuir, je passe le permis, je m’achète une voiture, je prends connaissance de mon Lycée de rattachement, j’épluche les petites annonces, je prends un appartement, je prends rendez-vous avec mon lycée de rattachement, connaissance de mes classes et de mes tâches professionnelles, je gare ma voiture, je fais un créneau en bas de mon nouveau chez-moi, j’emménage, je fais une pendaison de crémaillère, je me fais confiance, j’assure, je tiens bon, je tiens debout, je tiens la barre, je tiens bon la barre, et je ne tombe pas, je ne tombe plus. J’assure mes arrières, je me fais confiance. Je me fais confiance. Et il va falloir que je me répète ça tous les jours, pour ne jamais plus donner raison à mes démons, il va falloir que j’accepte le changement de mon image dans le miroir.
J’ai 29 ans. Je suis recluse dans la chambre numéro 5 du couloir des « isos ». Aujourd’hui, j’ai signé le contrat 1. On a fermé la porte derrière moi et pendant un mois, je ne quitterai ma cellule sous aucun prétexte. Et la pensée qui me submerge alors à l’instant se résume en un mot : Ouf ! Ça y est, je peux poser mes valises, me reposer, baisser la garde, baisser les armes, baisser les bras, baisser la tête, baisser les paupières, fermer les yeux. Je peux dormir. Je suis épuisée. J’entends alors, somnolente, des coups contre les murs, mon lit tremble sous le pas lourd et alerte des infirmières qui vont et viennent, la charpente craque, et les chariots dans le couloir s’affairent en toute hâte, frétillant de vaisselle sale, les portes claquent, s’ouvrent et se referment dans une cadence frénétique et à un tempo irrégulier, des éclats de voix s’ajoutent à ce brouhaha de début d’après-midi, des bribes de conversations çà et là, et je me sens bien. Je me sens rassurée. Rassérénée. Un indicible sentiment de sécurité qui m’était dispensé depuis des mois, me gagne alors étrangement et me contente. Me comble. Et si tout ce bruit embarrasse la tranquillité et l’urgence de mon sommeil, je m’en accommode parfaitement. M’en réjouis même.
Je me suis trompée. Complètement fourvoyée. J’ai investi la nourriture d’un rôle qu’elle ne peut décemment remplir. J’ai tout misé sur elle. J’ai fait le pari fou qu’elle comble tout le vide dont mon existence est pleine. J’ai cru qu’elle pouvait me rendre mon enfance, la ressusciter. Ressusciter le sentiment de la sécurité. J’ai mangé émotionnellement. Fatal amalgame : le souvenir de ce sentiment de plénitude correspondant aux heures du goûter que je passais à dévorer des brioches au chocolat, devant des séries et des films d’amour, j’ai pensé que la nourriture était la détentrice de la sécurité, or, celle-ci est ailleurs. Il faut juste que je me rappelle. Que je distingue. Que je dissocie. Que je retrouve où celle-ci avait coutume de se tapir, du temps où l'on jouait à cache-cache. Je n’ai jamais mangé par besoin. J’ai mangé par tristesse, par peur, par envie, par manque. Dans la douleur, dans la souffrance, dans le cri. J’ai mangé pour les mauvaises raisons. Je dois changer mes priorités. Je ne dois plus chercher dans la nourriture le potentiel orgasmique. La nourriture ne doit combler qu’un besoin purement physique et vital. Ni plus, ni moins. Manger pour entretenir un corps machinal et chercher d’autres moyens de substitution susceptibles d’apaiser ma souffrance, comprendre d’où venait ce sentiment de sécurité dont je dispense si fiévreusement aujourd’hui. Mais la sécurité et le plaisir sont ailleurs. Je dois voir en la nourriture que le médicament capable de me soigner, l’outil de remise en forme, le pansement de ma plaie physique et rien d’autre. Je ne dois lui attribuer aucun autre rôle que celui qu’ils lui ont attribué des générations auparavant : celui de survivre.
Ça y est j’ai franchi le bastion. Le seuil de la prison. Je pénètre, anxieuse et rassérénée à la fois, profondément triste aussi, une tristesse stérile. Le regard humide et délavé, le cœur en cendres, la tête bien basse, les épaules fléchies, les jambes douloureuses me portent à peine, à l’instar de vielles échasses écorchées, bringuebalantes. Je pénètre ces lieux imprégnés d’une odeur qui m’est familière. Une odeur singulière de nourriture et de sécurité à la fois et d’un coup me voilà submergée d’un souvenir récent que j’avais pourtant enfoui au plus loin de mon être. Une farandole d’images s’affole devant mes yeux, la vision brutale, violente d’une série de souvenirs me bousculent. Comment ai-je pu oublier ces quatre mois passés ici ? Subitement tout me revient. L’infirmière pousse derrière moi le chariot avachi et couinant sous le poids de mes valises. Marine, une ancienne infirmière nous rejoint, me toise, et déclare avec une fierté qu’elle s’efforce de masquer en prenant un ton plus ou moins compatissant et faussement moral : vous avez drôlement maigri, Lou.
Une vérité à la hauteur de Lapalisse qui ne m’encourage en aucun cas à répondre, ne serait-ce que par une grimace ou une moue de quelle nature que ce soit. Je fais donc mine de rien, impassible, indifférente et me mure dans un silence dans lequel j’ai toujours cru trouver refuge face à l’affront. A l’intérieur, j’enrage, je boue et je n’ai qu’une crainte, celle de me trahir, celle finalement de lui donner raison, de nourrir sa jubilation précoce, sa jouissance inopinée. Et pourtant, c’est avec le cœur lourd, et la honte au ventre que je pénètre ces lieux dont je reconnais pleinement aujourd’hui le bien-fondé et les bienfaits. Dans ces interminables couloirs, je croise le regard d’infirmières désolées, d’autres ironiques, arrogantes voire condescendantes. Mais, je n’en ai que faire. J’ai enregistré une défaite. Un échec. A quoi bon m’en cacher. Je viens ici, en agitant le mouchoir blanc. Je suis vaincue. Je n’ai rien à prouver. Rien à cacher. Rien à dire. Plus rien à dire. Je suis tellement vide, tellement triste. J’ai tout perdu. Tout perdu jusqu’à l’envie de vivre. Je n’ai plus rien. Je me sens dépossédée. Dépossédée du sentiment même d’existence, en marge de tout, de la vie.
Peu de temps après avoir pris possession des lieux, les infirmières, curieuses, défilent chacune à leur tour, frappant à ma porte, en proie au désir de découvrir le visage de la défaite, le corps de la chute. L’allure de la décadence, de la déperdition. La frimousse du vertige. La souillure de l’écume. Elles se souviennent. Certaines s’étonnent, d’autres s’échangent les billets d’un pari gagné.
- Je le savais, je te l’avais dit, susurre l’une à l’autre.
- Tu as vu, qui est de retour ?
Dans ma cellule, la tête baissée, je ne dis rien, m’étonne à peine de la fausse discrétion et de la curiosité déplacée dont elles font preuve. J’ai échoué. Je suis un naufrager qui dans sa cellule n’a plus qu’un seul espoir. Cet hôpital est celui de la dernière chance. Si je ne prends pas mes responsabilités, à l’extérieur, je suis vouée à ma mort la plus imminente. Mon cœur ne bat presque plus. Secrètement, il a déjà renoncé à fournir le moindre effort.
- Que s’est-il passé, Lou, en ces quelques mois ?
- L’hiver a été rude.
- Mais, enfin, ce que je ne comprends pas, Lou, c’est pour quelle raison vous vous laissez aller si bas ?
Je lui réponds alors par automatisme.
- J’utilise mon corps comme le miroir de ma souffrance, pour ne pas avoir à la dire, persuadée qu’en la rendant visible de la sorte, en aggravant les traits de son visage, en les caricaturant à outrance, j’obtiendrai l’aide et l’assistance dont je dispense malgré moi.
Convaincue d’avoir fournie une réponse digne de sa question, j’abrège la conversation et la laisse vaquer à ses occupations, elle exprime encore quelques regrets, quelques mots d’encouragement et quelques de courtoisie, prend congé et referme la porte derrière elle. Pourquoi vous êtes-vous laissée aller si bas, Lou ? Pourquoi vous laissez-vous aller si proche de la mort ? … Cette question n’a de cesse de me tarauder. Cette question que je trouvais a priori banale et à laquelle je croyais m’attendre, me martèle en fait, sauvagement. Ai-je juste voulu donner un visage à ma souffrance, crier mon mal être par le biais de mon corps, ou n’était-ce qu’un flirt narcissique avec l’idée de ma propre mort, d’un suicide maîtrisé jusque dans les dernières secondes, un meurtre prémédité dans les moindres étapes de sa réalisation ?
A ma porte, on frappe à nouveau. Une nouvelle infirmière brandit une feuille de papier dactylographiée. Le contrat numéro 1. Retour à la case départ. Impression de déjà-vu. Nous allons le lire ensemble, vous le signerez ensuite. Mais d’abord, notez votre poids d’entrée. Protocoles et procédures de rigueur. (…ou de pacotille ?)
- 32,300 kg.
Lou s’engage à finir ses plateaux. Lou s’engage à ne pas vomir. Lou s’engage à solliciter l’aide des infirmières et du corps médical dès qu’elle en ressentira le besoin. Lou ne recevra aucun courrier, ni aucune visite, ni aucun coup de téléphone. Lou mangera assistée. Lou est interdite de sortie. Signez. Je signe. Contrat de travail. Tâche No. 1 : ne rien foutre. Tâche No. 2 : grossir. Rémunération : aucune. Durée de contrat : 1 mois avec préavis. Horaires : sept jours sur sept, vingt-quatre heures sur vingt-quatre. RTT : aucun. Vacances : aucune. Droits : s’insurger avec modération. Devoir : compte-rendu par jour dans un cahier de brouillon, qu’ils appellent le « dépotoir émotionnel ». Arrêt maladie : impossible. Visite médicale : trois fois par semaines à raison d’une demi-heure la séance. Pause-pipi : oui à condition de faire appel au personnel médical par le biais d’une sonnette. A droite de la porte. Frais de blanchisserie : trois douches par semaines. Frais de repas : pris en charge à 100%. Frais de déplacement : aucun.
A 12h00, on nous apporte le repas sur un plateau. A 12h45, on vient le chercher. Pendant près d’une heure, voire deux, voire trois heures, je vais avoir des renvois. Des renvois de plus en plus liquides. De plus en plus acides. De plus en plus difficiles, de plus en plus douloureux. A chacun d’entre eux, j’entendrai la voix d’un de mes démons me mander de lui laisser libre cours et à chacun d’entre eux la voix de ma raison, aussi douce soit-elle, aussi étouffée soit-elle tentera de s’y opposer et de me sommer de les ravaler un à un. Je suis à présent étendue sur mon lit. Je suis repue. J’ai l’estomac plein de ce liquide infâme et putride qui circule dans les égouts de mon corps, salace. Et j’en perçois chaque remous et chaque ressac. Les marées d’une digestion difficile, coupable. Et l’écume aux coins des lèvres, au creux de ma gorge irritée, je les entends ces démons neptunales qui s’agitent, frémissent crient, hurlent et grimacent. Voilà qu’ils s’emparent à nouveau de mon corps. Quand le chat n’est pas là, les souris dansent, et voilà que le docteur K est en congé. Les infirmières en pause-café. Ils reprennent la barre et font chavirer le navire, ricanant comme des hyènes abruties, ces tortionnaires m’assènent de coups, dans le silence d’une après-midi ensoleillée, et je suis en proie à cette culpabilité immense de devoir garder en moi ce que je n’ai pas mérité, ce pourquoi je n’ai fourni aucun effort, payé aucun dû, remboursé aucune dette, rendu aucun service. Comment trouver une consolation dans une relation, une circulation à sens unique alors que je vis dans une société, dont le principe-mère repose sur la rentabilité ?
Emplie de l’obsession vomitive, je n’ai plus rien d’autre à l’esprit que de me débarrasser du trop-plein qui gargouille en moi et me souille de l’intérieur. Où sont ces images positives et stratégiques auxquelles je me jurai de recourir, qu’il suffisait, croyais-je naïvement d’invoquer, pour ne pas succomber aux crises d’angoisse ? Infirmières ! Au secours, c’est maintenant qu’il vous faut surgir. Ne les laissez pas faire, venez les déranger, ces bandes de démons putrides, c’est maintenant que j’ai besoin de vous et pas pour ces foutus plateaux assistés, ces fameux « PA » pour reprendre votre jargon bidon. Entrez, surprenez-les. Trop tard. Il est trop tard. Mais personne ne m’entend. Une force me soulève et me dirige vers le lavabo. Je m’empresse de saisir la brosse à dent comme pour conjurer le sort, interrompre le processus, freiner ces étalons débridées, cabrés dans leurs courses folles, mais soudain un renvoi d’une acidité insupportable me vient et se jette dans la cuve blanche, parsemant la surface de taches oranges et jaunes… J’ai failli. Une nouvelle fois. En soi, ce n’est rien. Ça ne pèsera pas sur la balance. Mais pourtant, je sais, moi, que j’ai failli. J’ai failli une nouvelle fois, un 9 mai, jour de l’Ascension. Dérision. Ironie doucereuse.
J’ai si peur. Je me niche dans un coin de ma chambre. M’accroupis et sanglote. Je n’ai aucun recours. Tout me semble si absurde. Si vide. Comment vais-je parvenir à remplir ce vide quand je serai dehors ? Pourquoi, tous les jours à la même heure, je me sens si vide ? Quelle est la nature de ce vide, de cet ennui morne qui m’anéantit et me désarçonne au même moment ? Je m’efforce de bourrer cette plaie béante, comme on fourre un vieil ourson de peluche décousu. La boulimie panse. Mais ce n’est qu’un palliatif. Un leurre, un gros château de cartes.
Je suis un fantôme qui hante les couloirs, rase les murs, arpente les corridors étroits d’une bâtisse branlante, j’habite les lieux de mon souffle suave et morbide. L’œil caverneux, le regard torve, les joues creusées, le visage émacié, la peau desséchée, le genou cagneux, je ressemble à tous ces morts-vivants shootées au xanax, lysanxia et compagnie, et pourtant dans ma tête, je suis comme un fauve en cage, impatiente, agacée par les cris des patientes, par ces plaintes et gémissements incessants. Distante, je reste spectatrice d’un spectacle à la fois effroyable et ridicule, pittoresque. Je suffoque dans cette atmosphère malsaine, où se mêlent chamailleries puériles, et cruelles velléités. Je suis lasse de cet enfermement sanitaire, lasse, fatiguée, saoulée, usée…. Il me tarde de reprendre les voiles et de tenter une nouvelle fois d’embarquer et de traverser les eaux agitées du Styx, risquant la colère et le mépris de Neptune….
Quels triste reflets, quels tristes contours se meuvent lascivement, avec cette indicible indolence dans ce miroir surdimensionné qui me fait face. Quel est ce visage qui m’est si étranger ? Je ne me reconnais pas. Pitoyable. Je me répugne même. Comment ai-je pu en arriver là, comment ai-je pu délibérément me saccager, me saborder au point de me déposséder de ce qui m’est de plus personnel ? Quel est ce corps immonde qui ne m’appartient plus ?
Je suis un fantôme, un triste spectre désossé, ramolli, désarmé, rabougri. Je suis ma propre ombre. C’est alors seulement que je comprends l’expression tragique du regard de C. Comment aurait-il pu en être autrement ? Il voyait ce corps si souvent chéri, caressé, adulé, disparaître à vue de nez, pourrir de jour en jour, se faner plus vite que la musique. Il me voyait périmer comme on regarde une rose mourir.
Mon visage désenflait et se creusait tous les jours un peu plus, laissant poindre mes os, prêts à percer la peau éculée qui les recouvrait, se décharnant, dégraissant, blêmissant, palissant et s’effaçant sans que jamais la progression ne puisse être freinée ou enrayée. C. était impuissant. Moi-même j’étais impuissante.
Assez de cette odeur de vomis qui empeste dans l’ensemble de l’enceinte, cette insupportable vapeur putride, presque palpable, lourde et oppressante, cet air sali de miasmes humains.
Elles sont folles, obsédées par leurs poids, par leurs corps, par le gras, la graisse, la grosseur, la grossesse, l’engraissement, la crasse, obnubilées par leurs corps décharnés, osseux, reniant et détruisant toute marque de féminité. Elles sont toutes folles, obsédées par la nourriture, les aliments, les calories, les chiffres, le poids, les grammes, les apports nutritionnelles, le gras, le lard, la peau, les nerfs. Elles sont toutes folles, à errer dans les couloirs, à se frapper la tête contre les murs, à se taillader les veines, à se pendre au rideau de douche, à avaler des somnifères pour ne pas à avoir à avaler autre chose, à beugler comme des vaches. A héler comme des moutons. Groins de porcs, elles éructent derrière les murs, verrouillées dans leur cellules sombres, entre ces quatre murs tapissés de nourriture périmée, pourrie qu’elles étalent dans le dos de leur placards.
Le soupir d’Eros
Dans les enfers de Charon, un zéphyr lointain et léger souffle à travers les volets verts de la cellule dans laquelle le docteur K. espère dompter mes fauves les plus endiablés. A cette heure de la nuit, cependant, ils semblent endormis dans leur cage fragile. Blottis les uns contre les autres, comme pour se tenir chaud. Je suis étendue sur mon lit et je perçois le son hésitant de petits grillons précoces qui s’aventurent au printemps dans les allées du parc arboré de la clinique. Une brise délicate me caresse la nuque. Douce et fraîche, elle effleure mon cou et me parcourt, suave, l’échine, pour finalement se lover dans la chute de mes reins, me dessinant les hanches, caresse subtile, soupir d’Eros… un secret désir se répand alors langoureusement dans le bas de mon dos, mon corps frissonne, je ferme les yeux. Je l’entends. J’entends la voix de cette brise soupirante, gémissante. Je la reconnais. C’est le chuchotement d’Eros. Je t’attends, me susurre-t-il à l’oreille. Et la conscience de mon corps décharné se noie subitement sous cette vague d’envie charnelle, cette envie d’être un corps désirable, désiré, touché.
Je me souviens alors….Trois hommes. Trois visages. Trois destins ont marqué le mien. Six yeux, six mains ont étreint ce corps que je traîne désormais comme un fardeau. A côté de moi. Les voix de trois hommes résonnent dans ma tête comme un fantasme avorté. Doucement dissipé, ou brutalement dérobé. Trois hommes, comme dans ceux d’un conte. Comme ceux d’une blague. Un belge. A l’instar d’une mauvaise blague, une plaisanterie bon-marché, comme dans les papillotes ou les emballages carambars…Un français et un américain. En réalité, il s’agit d’un maltais, d’un allemand et d’un français. Trois artistes. Trois sens en émoi. Un pianiste. Un écrivain. Un sculpteur. Pour le plaisir de vos yeux, Mesdames. Trois artistes qui ont croisé mon chemin, par hasard et avec la plus grande poésie qui soit. Trois Eros. Tous de dix, vingt ou trente années mes aînés…
Le pianiste maltais improvisa pour sa muse une mélodie en mi, un soir d’été, un verre de vin sur le rebord glacé de son instrument, les boucles de ses cheveux ondulant sous une brise légère, doucement parfumée des arômes des restaurants alentours, ses mains dansant langoureusement sur les touches, comme caressant les courbures d’un corps à peine découvert… L’écrivain allemand rédigea quelques poèmes en vers libre, un café sur le bord de son bureau en bois, une cigarette au coin des lèvres, le regard perdu au loin dans les reflets de sa fenêtre embuée, la veste trouée, les ongles rongés, les cheveux ébouriffés et la barbe de trois jours …et le sculpteur, le sculpteur français qui laissait glisser ses mains sur le matériau, frôlant ma peau pour en reproduire les moindres pores entre ses doigts habiles, formant au gré de sa fantaisie l’image de son secret, de ses fantasmes improbables, créant le buste d’un corps qu’il imaginait sous les guenilles que constituait encore ma vêture hasardeuse, désintéressée…un corps suggéré de temps à autres par les mouvements des plis qui ondoyaient le long de mes hanches, soulevés par un vent chaud… Stéphane. Micha. Paul. Trois hommes qui conférèrent à ma vie l’aura d’un film des années 60… Trois hommes qui sublimèrent la fortune d’une vie à peine entamée…Et tous, pourtant, je les ai fuis. Soudainement abandonnés. Je suis partie, sans mot dire. Du jour au lendemain, comme pour conserver intact le souvenir de ces instants sacrés, hors du commun, comme pour graver l’indicibilité d’une rencontre non consommée…
Mon regard se perd au loin dans l’horizon. Eros m’attend. Le souvenir de l’écrivain prédomine et bouscule les autres au fond des talus de ma mémoire… La nostalgie et l’engouement s’entrelacent soudainement. Etreinte exquise, douloureux souvenir. L’homme m’obsède, le souvenir frêle vacille, le douloureux souvenir d’une étreinte avortée, un mois de février, à Göttingen, au cœur de cette ville dont les venelles si joliment pavées s’entremêlent et s’enchevêtrent dans un indicible jeu de mains, une ville aux lumières romantiques et aux auras amoureuses. Un soir d’hiver, je l’ai quitté, cet homme que j’ai sans doute toujours aimé. Un soir d’hiver alors que les contours de nos silhouettes dans la fenêtre à double vitrage se perdaient l’une en l’autre, ne formant qu’un tout indistinct, un tout si abruptement rompu, une histoire amorcée, inachevée, avortée en pleine essence, en pleine naissance. Jamais consommée… Lui et moi nous embrassions une dernière fois, dans une colère mutuelle que nous avions peine à contraindre. Lui et moi nous embrassions douloureusement, désespérément, comme pour ne pas nous perdre l’un et l’autre et sachant pourtant tout à la fois pertinemment le caractère éphémère de cette relation interdite. Inédite. Et à cet instant précis, nous nous détestâmes, l’interdiction comme un os en travers de la gorge. La frustration d’un sevrage. Quelle violente étreinte, témoin d’une passion qui nous dépasse, enfants du destin, âmes perdues, pourtant ineffablement liées.
M. Ma lettre. Mi. Ma note de musique. Micha. Mon amour. Mon unique amour. Tu. Je n’ai jamais parlé de toi, comme pour te préserver. Comme pour te garder près de moi, pour ne pas avoir à te partager. Égoïstement. Je t’ai toujours tu. Je t’ai blotti aux confins de mes entrailles. Comme si tu n’avais jamais existé, juste à l’orée de mes rêves. Et chaque jour, pourtant, j’ai pensé à toi. Coupablement. Discrètement. Secrètement. Ni toi, ni lui ne l’ont jamais su. Cette pensée coupable s’est nichée dans le bas de mon ventre, je l’ai couvée, comme une louve. Je l’ai étouffée. Enfermée, incarcérée dans la boite à Pandore. Recouverte d’une étole d’or. Mon histoire immaculée. Aujourd’hui, pourtant, en couchant ces mots sur le papier, je lève alors le voile sur toi, M. Mystère de ma vie, arcane de mon cœur, je dévoile le secret de mes entrailles, je lui confère des contours, je le rends visible. Chasse gardée, jardin secret, propriété privée, trésor scellé, j’ouvre les portes du saint siège, j’invite le quidam à pénétrer les catacombes des mille et unes amours, l’antre de mon cœur.
Soudain, alors, tous les projecteurs sont axés sur toi, braqués sur toi, M. Mon immaculé. Je rends compte de ces nuits secrètes que nous dérobions autrefois à l’horloger, en nous réfugiant secrètement, aux heures les plus profondes de la nuit, dans les archives du palais grec dont toi seul tu possédais, toi, l’unique, les clés. Ces nuits éphémères et magiques, pendant lesquelles tu m’initiais au code maya. En tapinois. A la dérobée. Entre les rayons d’une bibliothèque privée, strictement réservée aux initiés, couverte de la poussière des anciens…
J’avais vingt ans. Tu en avais trente-deux. J’étais étudiante en germanistique. Tu étais étudiant en théologie. Usurpateur d’identité, tu enfilais la mue du caméléon, et te faisais passer pour un étudiant en psychologie pour mieux amadouer ta proie. Pas bête, le bougre ! Pensé-je. Je venais d’emménager à l’internat, Rue Bonhoeffer. Deuxième étage. Couloir de droite. Première chambre à droite, en face de la cuisine commune. Il faisait sombre dans ce corridor vétuste, creusé par les pas de jeunes effrontés, courant sans cesse, comme avides de vie et d’aventures, d’une chambre à l’autre, ouvrant et claquant les portes dans un jeu de cache-cache. Casse-tête chinois. Pêle-mêle de langues et d’identité. Le monde et la pluralité des cultures, version Polly Pocket chez les Teutons.
J’étais avec C. depuis deux ans, fière de mon couple, insouciante du danger de la tentation. Indépendante, libre et frétillante. Assoiffée aussi. Affamée. (Ah, quel drôle de hasard !). Affamée, je m’étais faufilée dans la cuisine en face de cette misérable tanière dégarnie, chauve, aux allures désuètes et aux murs jaunis, la tapisserie décollée, des bouts de scotch ici, des vieux trous de punaise là, et je m’étais concoctée une délicieuse soupe Maggie, sachet d’une poudre jaunâtre difficilement identifiable que l’étudiant affectionne tout particulièrement, tant pour son prix que pour sa facilité de préparation, une soupe à l’eau des plus voluptueuses que j’avais plongée dans un bol de plastique bleu, sorti tout droit d’un set de camping généreusement offert par la compagnie Total en échange de quelques points de fidélité et d’un billet de 10 euros - Cher payé, somme toute !- . Bref, autant dire, que j’étais en plein festin (je n’irai pas jusqu’à gargantuesque !), lorsque, soudain, tu as frappé à ma porte, curieux de voir quel oiseau rare venait d’y faire son nid. Tu t’es présenté brièvement tandis que je m’empressai déjà de refermer la porte, farouche, timide, invétérée, invertébrée, les membres faiblissant.
A la seconde où je te vois, je crois faillir, mes jambes se dérobent. A la seconde où je te vois, je sais, Micha, que je ne resterai pas de marbre en ta présence, et je refuse de donner raison à ces fourbes désirs qui me dépossèdent de la raison mère. Je refuse que tu sois l’objet de ma convoitise. Et je refermai donc aussitôt cette faible cloison qui me séparait encore de toi, cette porte défoncée en papier mâché sur le bout de ton nez, riant doucement de mon effronterie et de ta perplexité soudaine…
Les jours passent, et je ne te vois pas. Je te croise parfois, furtivement dans le couloir, je croise ton regard malicieux, m’en amuse, m’en étonne aussi, m’en flatte même. Mais nous n’échangeons aucune parole. Je frôle ton épaule, l’air de rien. L’heure de nos rendez-vous nocturnes n’est pas encore venue. Patience. Quelques jours encore, le temps que je prenne possession des lieux, le temps que l’hiver recouvre les ruelles pavées de sa belle couverture blanche, bref, le temps de préparer les coulisses, le décor d’un théâtre propice aux émois interdits. Patience, Micha, patience…
Fin novembre. Lever de rideau. Acte 1. Scène 1 - rêve de deux somnambules: Micha aux fourneaux. Moi, dans la cuisine, surprenant une discussion entre l’une des colocataires, une étudiante en médecine fade, blonde - voire blondasse – bon pedigree, mais sans signe distinctif particulier et dont j’ai oublié le prénom et Micha. La discussion est vive et gravite autour d’une recension légère aux résonnances théâtrales : Micha sur les planches, Micha dans toute sa splendeur d’histrion, cabot aux grands airs, baisse ton chapeau, enlève ton costume, je te dénude, déjà, je te vois, je te sais, je te sens ! Je lis en toi, Micha. Pour l’instant, je suis encore le metteur en scène, j’ai les cartes en mains et je gesticule mon pantin. Je crois… (Plus pour longtemps, je crains…)…
Il s’agit du film Identity et le jeune homme sûr de lui, émet quelques hypothèses quant au meurtrier du film, des hypothèses somme toutes absurdes, pour ne pas dire « à côté de la plaque ». Je me tais, mais ne perds pas un mot de cette critique stupide dont le jeune homme paraît pourtant si fier. Prête à rebondir à tout instant, je prépare mon discours, l’air de rien, j’organise ma pensée, je range, je joue aux Duplos avec mes arguments. Je suis brillante et me flatte des sonorités de ma partition secrète. Et intérieurement, je jubile et boue à la fois. Mais j’attends. Patiemment. Méthodiquement. Tout vient à point à qui sait attendre, Jerry. (Oui, des fois, je m’appelle Jerry, ça me donne un certain aplomb !)
Comme le prédateur chevronné. Comme le tigre derrière les roseaux, je guette, le cœur battant, avec cette espèce d’exaltation contenue. J’attends le meilleur moment pour saisir ma proie.
- N’importe quoi ! M’écriai-je, la tête dans le frigo à la recherche de ma brique de lait UHT. Et comme pour chercher un soutien secret, un souffleur, sur la brique de lait, je lis un signe de Dieu « JA », c’est la marque du magasin discount en bas de la rue, chez qui j’achète ma vache liquéfiée. C’est bon, me dis-je, j’ai l’aval de Dieu ! (et du discount en plus, le choix de la majorité. L’unanimité a voté : BAM !)
- « Comment », s’interrompt-il. Et dans un excès de condescendance, ou comme pour redéfinir les rôles du dominant/dominé, et s’assurer sa place au soleil, il fait mine de ne prendre connaissance de ma présence qu’à l’instant même de mon intervention. Son regard en dit long : quelle est cette effrontée sans tête, les fesses en l’air, plantée devant le frigo qui dérange l’harmonie de ma sonate en La mineur ?
La petite blonde au sourire hautain s’étonne aussi, oui, s’offusque même du culot dont je fais preuve. Ulcérée, outrée, elle tente une répartie malheureuse avec son cul qui dandine de gauche à droite comme pour jouer aux boules de Newton, scientifique à la mords-moi-le nœud :
Comment cette petite française haute comme trois pommes peut-elle se permettre d’interrompre une conversation hautement intellectuelle, à laquelle on ne l’a – qui plus est – pas conviée, transpire-t-elle du regard. Un regard en coin qui me toise, m’enduit et me badigeonne d’un pinceau de suie. Nonchalamment, de haut en bas….
Le jeune homme toujours me regarde, ignorant même le soutien fidèle de son abrutie de consœur. Il me fixe. Désabusé, surpris. Perplexe même. Oh le beau gibier, abattu d’un coup de brique de lait. Ça y est, je suis dans son champ de mire. Sa cible. J’attends la riposte. Mes muscles se figent. Je suis sur le qui-vive. Tout mon corps est dans l’expectative. Tendu. Arrêt sur image. Puis, au ralenti, percevant le silence de mort, je sors doucement ma tête du frigo, le regard sur le côté, je croise celui des deux étonnés et j’esquisse une moue timide.
- Ah oui ? Explique, je t’écoute ?
- Ta théorie est complètement erronée, mon pauvre, tu n’as rien compris !
Et je me félicite de mon audace et de ce ton hautain qui ne m’appartient pas. Ca y est, j’ai remporté le match. La balle est dans mon camp. Il me regarde, titillé. Ça y est, j’ai ferré le poisson. Oh, la belle prise, regarde-le qui frétille, avec ses yeux pétillants et ses écailles à rebrousse-poil. C’est vrai qu’il a de beaux yeux...Non, que dis-je, je m’égare, reprenons nos sens, argumentons ! Et c’est parti, mon kiki, je déclame tout un argumentaire bien ficelé, bien rodé, avec un accent français à couper au couteau, histoire de charmer les oreilles étrangères, je me la joue Socrate en ardente conversation avec Aristote, un dialogue à moi toute seule, je fais les questions et les réponses, j’anticipe chaque répartie et je feins le self contrôle, l’assurance, je suis un airbag, avec l’ABS, la direction assistée, la ceinture de sécurité et tout le pataquès, une coupée avec des amortisseurs de rêve, je me balade, je le balade, il m’écoute, me regarde, me scrute, m’observe, ne laisse rien passer. Et secrètement, il s’amuse et s’enivre. S’enivre et s’amuse. Et sur ses lèvres malicieuses s’esquisse un léger sourire. Sur les miennes aussi. Le jeu a commencé. J’ai les noirs. Il a les blancs. Je garde mon fou à l’œil et ne quitte pas le sien des yeux.
Terminé. La goutte au front, les joues rosies, l’œil luisant, le cœur en pleine activité et les globules rouges qui jouent au rallye dans tout mon corps, parcourant les monts et les crevasses, défiant les virages, les obstacles et les sangliers à toute allure, du cœur aux organes, des organes au cœur. Et la pompe qui bat le tempo façon Techno, un coup de ventricule gauche, un coup de ventricule droit, hop hop. Hip hop, même. J’ai le rythme dans la peau, mon pote, j’ai le vibe, j’ai le flow. La cour se retire pour délibérer. Le silence se répand dans la cuisine. C’est comme si je me réveillais soudainement. Elle n’est plus là. Elle a disparu, la blondasse, la mégère s’est fait la malle. Elle s’est couchée. Comme par magie. Les cieux sont avec nous, Micha, ils nous abritent, nous et notre poker face de bluffeurs chevronnés, avec leurs étoiles ancestrales et leurs astres voilés, moirés, ils illuminent cette heure sombre de la nuit. Nous sommes les anges du démon de minuit. Les cieux sont nos alliés. Ils nous chapeautent et nous couvrent. Ils font diversion et nous rapprochent l’un de l’autre. Combien d’heures se sont écoulées ? Tu as arrêté le temps. Tu as enlevé les piles de l’horloge. Je vais te dire un grand secret. Le temps c’est toi. Et depuis que j’ai croisé l’ombre de ta prunelle, tu as décidé de sa cadence, de son tempo, de son rythme, tu es mon chef d’orchestre, ambidextre, tu joues un morceau à quatre mains et tes doigts agiles valsent sur mon corps noir et blanc, je suis ta note, tu es ma clé, je suis ta portée, compositeur de la plus belle symphonie d’amour, du plus bel arpège que le monde ait entendu. Pourtant à cette heure de la nuit, nous n’échangeons que quelques paroles, de folles paroles, des papillons verbaux qui s’évaporent aussitôt dans la légèreté de cette nuit bénie…Nuit d’amour inédite. Pour l’instant, nos corps ne se touchent, ni ne s’embrassent. Mais déjà, ils se répondent dans l’indivisibilité d’Eole. Valse mélancolique. Langoureux vertige. Cette nuit, nous ne ferons que parler. Et seuls nos parfums s’entrelaceront. S’étreindront. Sensuellement. Discrètement. Muets. Tu parles la langue des signes. Et je te décode.
Il ne se passera rien.
Cette nuit, alors que tout le monde dort, tu me sommes de m’asseoir sur une chaise bancale, toute cassée, toute moche, anodine, qui ne paie pas de mine, une chaise de camping, (comme mon bol de soupe de chez Total). - Harmonie du soir, bonsoir ! -. Surprise, je joue le jeu. J’accepte tes règles. J’accepte la réécriture de ton solfège. Je m’assois, docilement. Etonnée, éberluée. Amusée aussi. Dans l’attente, le cœur battant, latente ardeur. Echec.
Tu prépares savamment ta répartie. La pression monte. Le mercure pousse une durit. Les chiffres s’affolent, les heures s’endorment, les pages se cornent, tu me fais la lecture, conteur de mes nuits, mon magicien, tu gagnes mon cœur, tu dessines mes émois au gré de tes envies, de tes lubies, tu chantes cette mélodie dont tu connais les moindres trémolos, les moindres silences vibrants. Et là, tu lis en moi. Tu sais. Tu sens. Echec et mat.
Tu connais le pouvoir des mots, tu connais la beauté de leur son, ronde sonore, chorégraphe de mes sens, tu connais la cadence. Tu joues aux sirènes. Je suis Ulysse. J’ai oublié de m’attacher au mât du voilier pour ne pas me laisser envenimer par le son de tes paroles que je bois désormais, assoiffée, enivrée, enchantée…Je suis sous le charme, auréolée d’oriolidés, caressée par la brise de ton souffle enjôleur, tes mots de velours. Tu es l’auteur de mes scénarios les plus fous, tu me devines. Plus que quelques jours, et je pénètrerai ton empire, en vaincu, sur le pont-levis de ton fief, je m’inclinerai et je baisserai les armes, élevant mes yeux humides, t’observant toi et ton corps perché entre les miradors de ta forteresse enchantée, séduite, égarée, me rendrai aveuglément et m’abandonnerai à tes mains, et m’abandonnerai à tes mots. Et m’abandonnerai à toi. Micha.
A cette heure de la nuit qui s’évapore et s’évanouit sous nos paupières alourdies, enivrées, anesthésiées, Ulysse résiste. Ulysses résistent. O sommeil, mon sauveur ! Mon joker. Pour l’instant. Pour l’instant, encore, je crois maîtriser mon jeu. J’ai les cartes en mains. On n’est plus que deux. Même le croupier s’est fait la malle. La nuit est salvatrice. L’effet d’une éponge sur l’ardoise du cancre dissipé. Je pose mes cartes. Je retourne mon jeu, le temps d’une flânerie à la bibliothèque, d’un après-midi entre amis, de quelques conférences de haute-voltige, espérant bêtement compenser ma folie nocturne, en sollicitant la raison diurne, en surinvestissant le monde des intellos comme pour m’anesthésier d’un mauvais rêve, d’une épopée trop fougueuse, trop tempétueuse pour mes émois si longtemps bridés. Refrénés. Comme pour me purger du cheval noir à la patte folle.
Leurre. Leurre de quelques heures.
Dans quelques minutes, le jeu va reprendre.
Et je le sais.
Et je l’attends. Excitée.
Jeu de rôles. Bal costumé. Langueur des sens. Sensuelle étreinte des scénarios. Les planches craquent sous la pointe de mes pieds. Jeu de mains. Jeu de malins.
Etat de la circulation : aorte chargée en transports. Trafic Dense, classé rouge dans la soirée. Pour l’heure, pas d’embouteillage majeur. Pour l’heure. Prudence cependant, ralentissez ! Routes glissantes. Orages prévus. Risque de verglas. Risques d’avalanches.
Comme s’il avait été secrètement décrété que nos rendez-vous interdits ne pouvaient se faire sans le complice nocturne, nous nous retrouvons uniquement à la chute du jour, à la tombée de la nuit, en connivence avec le silence d’un ciel étoilé. Le jour, nous sommes des inconnus, des étrangers anonymes qui cohabitent dans un sordide couloir grinçant. Personne ne se doute de rien. Personne ne connaît notre secret. Je suis Iseult, tu es Tristan. Quand je suis seule, tu es triste et inversement. Nous sommes liés. Nos corps s’attirent et se taisent. Se frôlent, frêles et fragiles. Ton doigt sur mes lèvres. L’odeur de ta peau. Douce ivresse des sens. Brève rencontre de nos regards dans les couloirs, témoins, complices muets de nos retrouvailles effrontées.
Le matin, au pied de ma porte, comme à Noël dans la chaussette, je trouve dans mes chaussures humides des Post-its anonymes de mon virtuose. Quelques mots griffonnés à des heures incongrues. Des hiéroglyphes à la dérobée. La partie continue. La réalité et le rêve s’entremêlent. Nous frôlons la folie, Micha. Nous flirtons dangereusement. Avec elle. Avec la folie. Donnons à notre imagination matière. Nous volons à l’horloger quelques heures. Nous sculptons, culottés, assoiffés d’aventure, le corps de nos fantasmes, laissons sensuellement glisser nos doigts sur ce mol argile, lui donnons forme, nos mains se frôlent, s’entrelacent. Marco, l’abruti est en vacances. Hourra ! J’ai le champ libre. Le chant ivre. Je t’enivre, Ulysse. Tu ne peux plus te passer de moi. Moi non plus, mais je me retiens bien de te le dire. Tu me reproches ma froideur, comme on reproche, jalousement, la ruse au fin stratège. Et désormais, tous les soirs, nous nous retrouvons dans ta chambre d’étudiant, à quelques portes de la mienne. La musique étouffe nos rires et nos échanges. Tu me parles à demi-mot, nos rencontres deviennent des rituels cérémonieux. Rodés. Cryptés. Codés. Accès interdit aux amateurs, aux athées, aux païens du couloir. Hautement confidentiel. Personne ne sait. Tout le monde s’en doute. Les portes s’ouvrent et se referment, les visages s’estompent dans la nuit. Jeu d’ombres chinoises. Valse aux pattes de velours. Ronde de masques vénitiens. Tu me fais découvrir ton monde. Tu m’y enserres. Tu resserres tes serres sur mon corps asservi. A ton service, je me dévisse sous tes paroles avisées, je te révèle mes mécanismes, te remets la notice, congédie les milices de mes émois et te dévoile l’enchevêtrement de mes rouages intérieurs : accès libre, tu es mon VIP, mon unique. Je t’élis. C’est moi qui ai le pouilleux dans mon jeu, ou quoi ? En tout cas, je n’ai pas de joker, c’est certain, je l’ai déjà joué. Je joue désormais sans parachute. En roue libre. Après tout, je suis un airbag à moi toute seule, pas vrai ?
Il est tard. Ca y est, Marco est revenu te dérober à moi avec ses grands airs de macho pourri et sa casquette bidon qu’il arbore comme l’usurpateur arbore sa lourde couronne, feignant d’être le roi. Il se gausse avec son rire de goéland attardé et son regard de pigeon niais. Une hyène en rut, je te dis, avec sa crête écrabouillée bêtement sous sa casquette de base-ball alors qu’il n’en fait même pas. Il ne sait même pas ce que c’est, lui le Base-Ball, il croit que c’est le bol qu’on boit après avoir fait l’amour pour se requinquer. Je suis assise dans la chambre de Kyle, le psychopathe américain, l’autiste aux orteils géants. Nous échangeons quelques paroles, les pieds nus, avec un bol de céréales dans les mains, et l’écran de l’ordi allumé sur les genoux. Tu nous surprends, toi et ton insupportable frénétique fanatique acolyte, ta hyène. Vous faites les fiers, bande de coqs, la hyène ricane ! Puis vous partez…Je reste avec Kyle, nous nous regardons avec des yeux de merlan frit. Encore une soirée de moins, pour toi, M. pour moi. Pour toi et moi. Le temps, c’est toi qui dors à l’aube où je me réveille, c’est toi comme un couteau traversant mon gosier….C’est ce que j’ai pensé ce jour-là…
Pourtant tu es rentré, et j’étais là, dans le couloir. Tu m’as alors conviée dans ta chambre, enfermant dans ta paume chaude ma main froide et ouvrant le rideau du théâtre de nos émois, la grotte du lion, la caverne d’Ali baba, le donjon du père Fouras. Tu m’installes sur ton lit, dépose sur la commode une petite tasse de lait chaud, me recouvre d’une couverture à carreaux, allume le lecteur dvd et t’assois près de moi. Tu me regardes. Mais tu ne dis rien. Tu souris.
Ce soir-là, alors, je fermerai les yeux, religieusement, indicible attente, et tu les effleureras de tes doigts timides et respectueux. Tu parcourras dans le silence le plus profond, en accord avec les confins des sphères étoilées, les courbes et les ridules de ce visage que tu découvres, de ce visage inconnu que tu t’appropries comme la rue d’un pays étranger que tu viens d'élire domicile à vie. Dès lors, je ferai le vœu fou, moi, que le temps s’arrête comme le sang dans les vaisseaux bleus et je respirerai ton souffle pour oxygéner mes poumons de cet air de vie, de cet or, mon Mi. Mon Micha. La bulle du somnambule, je la déposerai au fond de mes entrailles et la soufflerai à mon tour, comme le nostalgique qui agite inlassablement la boule de cristal pour voir se déverser les flocons sur une ville tant chérie...
Ma perpétuelle insomnie
Ma floraison mon embellie
Ô ma raison ô ma folie
Mon moi de mai, ma mélodie
Mon paradis mon incendie
Mon univers, Micha, ma vie…
Nous ne nous verrons donc que la nuit, comme convenu. Personne n’en saura rien. Le jour, je fais donc mine de rien, je mène ma vie comme je l’entends, à mon gré, à ma guise, libre de tout, sans entrave. Je vais en cours, arpente les rayons des bibliothèques, à la recherche d’un livre que personne n’aurait lu et tiens en mon poing serré, cette petite fiche gribouillée de côtes et de codes comme l’enfant qui dans sa poche de pantalon cache entre deux vieux biscuits émiettés, une carte au trésor. Comme Le Grand Meaulnes à la recherche du pays perdu. Je furète entre les divers éventaires des petites librairies dont on aperçoit à travers les lucarnes embuées, de vieux livres poussiéreux, sur d’immenses étagères en bois qui s’élèvent jusqu’au plafond de petites négoces, je badine, musarde çà et là et jouis de tout le temps libre dont je dispose pour nourrir ma petite caboche avide de savoir.
Et pourtant, plus le temps passe, plus il me semble long. Sur le chemin du retour, je presse le pas. Je me hâte. Je me hâte de plus en plus. Mes jambes s’emmêlent et se dérobent, mon cœur s’emballe, les scénarios se font et se défont en quatre six deux. Désormais je veux te rejoindre. Et chaque jour qui passe me rapproche un peu plus de toi et me paraît plus long encore.
Toutes les nuits, nous nous donnons Rendez-vous. Tous les jours, nous nous évitons. Et quelques soirs, pour tromper l’ennemi, nous sortons accompagnés d’un ami, d’un ou d’une prétendante, jouons aux entremetteurs, brouillons les pistes, emmêlons les ficelles, échangeons les rôles. Nous sommes les souffleurs de répliques, les manipulateurs de nos pantins accompagnateurs. Fourbes, sournois, malins, nous sommes les Scapins de minuit. Je me laisse invitée par l’un de tes amis, m’apprête et me pouponne, jouant aux séductrices célibataires, et toi, tu t’affubles de ton long manteau noir, joue les Zorros et te pare d’une fausse sobriété, d’un sombre même qui te rend mystérieux aux yeux de ces jeunes femmes qu’inlassablement au bout d’une ou deux nuits, tu éconduis, indifférent…Nous accumulons les soupirants, les entassons, tu gères la marchandise, tu enregistres les stocks, spécules, importes, exportes, et moi, j’orchestre les scénarios, et on écrit les histoires les plus brèves, et on sème le poisson…
Le pauvre George quand j’y pense ! On l’a bien mal traité avec nos plans machiavéliques et nos manigances en tout genre, le pauvre blondinet, avec sa blanche peau de laitier et son air de chien battu, il avait même appris toute une journée à faire des quenelles pour me séduire, lors d’un petit dîner aux chandelles, (-en même temps, qui a dit que les quenelles étaient le talon d’Achille féminin, le diamant culinaire ?)… Ah, il était bien maladroit le pauvre George, quand on y repense, et dire que tu es venu m’arracher à lui et à sa combine bidon de drague à la béchamel pâteuse, quel scénariste à la noix, sans doute une de tes manigances à toi, pour mettre en lumière ton effronterie et ta galanterie et égaler le prodigieux Walt...
Mais le pauvre George, quand même, les yeux qu’il a fait, je crois qu’il a bégayé, non? Il avait de la bave au coin de la bouche. Toi et moi, ensemble, nous sommes diaboliques, les tisonniers d’un immense brasier, les conteurs, les sorciers d’histoires abracadabrantesques, tu es Merlin, je suis Morgane. Morgane de toi. Ensemble, nous épluchons les parchemins et réécrivons les formules du mal. Nous réadaptons, et sans scrupule, Les Liaisons dangereuses de Choderlos Laclos, on réinvente le décor, on repense les accessoires, on modernise le tout et on s’en écœure, orgies des cœurs, en toute allégresse. Mais au loin, les sirènes chantent. Et me rappellent à l’ordre. L’alarme tonne. La lame tombe, la larme tombe, les amarres rompent, les armes sombrent. Bientôt, nos rires seront jaunes.
Ça y est. Le soir de ta victoire a sonné. Il est minuit, tu viens me cueillir, comme Cendrillon. Pas con, le Walt Disney, il a de la jugeote, il sait comment on parle aux femmes avec son foutu chausson de verre, son beau prince et sa calèche en forme de citrouille. La nuit est la meilleure amie des joueurs de poker, la joyeuse convive de Walt, son escort-girl.
Je joue. Je suis de la partie.
Je suis dans ma chambre, badinant, laissant mes pensées errer. Je feuillète un recueil de poèmes anciens, rêvant de tours de magie, d’amour courtois, de troubadours et d’histoire d’amour… j’entends le tambour. Sourd, mon cœur tambourine, c’est la bourrade des globules rouges. Embuscade dans les bourgades alentours. Le compte à rebours peut commencer. Journée « Portes ouvertes » au bourg des amours, croisière sur les écours alentours. Eros susurre, murmure : laissez-vous porter, dame de la cour.
J’entends ton pas. Je le reconnais. Et pourtant, je suis loin encore d’imaginer la complexité de ton plan, l’audace et l’impertinence de ta prise d’assaut. Tu frappes à ma porte. J’aperçois ton mutin minois dans l’embrasure de la porte. Tu ne dis rien. Tu souris, et ton doigt, à l’instar de la baguette magique, s’agite et me fait signe de te rejoindre. Amusée par la tournure de ton scénario, je pose mon livre, comme possédée par la mélodie du joueur de flûte. Pas de pipo. Non, ce n’est pas du pipo. Tous tes scénarios sont réels. Fous, certes, mais réels. Tu ne dis toujours rien, tu parles la langue des signes. Je dois m’habiller, il fait froid. Les venelles désertes sont enneigées et le vent souffle à en décorner les trois bœufs du décor alentour. (C’est pas la foire bovine à Göttingen, faut dire !). J’enfile une paire de bottes. Tu m’attends en bas du perron de l’immeuble. Plongée dans le noir, je ne perçois que la lueur dans ton regard malicieux. La lueur de l’aveugle. L’unique lueur qu’il perçoit sans connaitre ni les formes ni les couleurs. La lueur d’espoir, la lueur dans le noir. Tu es là, le port droit, le regard en coin, les ridules futées, et ton odeur. Ta veste trouée aux emmanchures, tes doigts encrés, tu me tends la main. Tu enserres la mienne dans ta paume tiède. Et nous courons dans la rondeur du soir, esquivant les obstacles, bravant les interdits. Peter Pan attire Wendy dans les catacombes interdites.
Devant une immense bâtisse, tu t’arrêtes net. Tu ne dis rien. Tu gardes le silence. Le silence du coupable. NON ! Mauvaise interprétation. Je corrige : Silence du religieux. Du sacré. Du croyant. Silence communicatif. Je me tais et me réjouis de cet inouï repos. Je suis sereine. Je sens ton cœur battre au creux de ta main, et mêle mon battement au tien. Symphonie amoureuse. Tu ne me prends pas dans tes bras. Tu sais, tu sens que je ne veux pas. Tu ne le veux pas non plus. Une embrassade serait l’apogée, l’apothéose de notre rencontre. Trop rapide. Elle serait synonyme de consommation. Sacrilège, entrave païenne ! Seules, nos épaules emmitouflées peuvent s’effleurer. Tu regardes fièrement et muet devant toi, l’immense bâtisse qui s’érige devant nous. Le mariage de la belle et la bête devant la cathédrale des tailleurs de pierre. Micha m’a emmenée, envers et contre tout, dans le palais interdit, les archives des manuscrits grecs sanscrits et hébreux les plus anciens, il s’apprête à m’initier au secret des dieux, sous le regard de Dieu lui-même. Micha a les clés. Il ouvre et me somme sans mot dire de garder le silence. Mais juste avant, il me susurre trois mots. Trois mots incroyables qui vont tout détruire. Tout déjouer. Il jette les dés, se jette à l’eau et se jette par la fenêtre en même temps. J’ai deux enfants, Lou.
… Et pourtant, aujourd’hui, chaque souvenir de toi, aujourd'hui, chaque envie de toi me rapproche un peu plus de la guérison, te rendant plus désirable que jamais. Plus inaccessible aussi. Tu es mon espoir, ma force, mon moteur, ma plume, mon énergie, mon sang. Tu me bouscules. Tu me rappelles à l’ordre. Ton souvenir est mon tyran, mon dictateur, l’émeutier de mes anges, le dompteur de mes démons. Mon chef. L’unique voix que je dois écouter pour taire ses nombreux diables qui m’enserrent les chevilles si vaillamment. Le souvenir de tes yeux malicieux, de ton gilet aux manches trop longues, de ta coiffure qui n’en est pas une, de l’odeur de tes mains lectrices et avinées, de ton doigt sur mes lèvres, le souvenir de la tache de café sur ton bureau, de tes ouvrages religieux à côté de tes CD de hard rock, le souvenir de ta barbe de trois jours sur mes omoplates, le souvenir de tes mains chaudes sur ma peau froide, de ton souffle dans ma nuque, de ton cil sur ma joue. L’envie d’être chérie, d’être choyée, cajolée, câlinée, caressée, que tes doigts m’effleurent, devinant à fleur de peau les moindres lignes qui esquissent mon empreinte digitale et font de moi un corps singulier. Un corps singulièrement aimable. A l’aveuglette. L’envie de sentir sur mon dos nu et fragile les draps propres se froisser et glisser, m’enlaçant doucement, avec hésitation, avec légèreté. Tu es mon souffleur de verre. Le sang qui pulse dans mes veines, le martellement sourd dans mes tempes, la douleur exquise sur mes hanches, le frisson dans la chute de mes reins, tu hantes mon corps. Je t’ai enfermé, ma mélodie, mon fantôme, égoïstement, en mon cœur, dans ma boite à Pandore, dans ma boite aux pans d’or. Et tu erres.
Bientôt, je viendrai te rejoindre dans ton Berlin natal, je te surprendrai. M. Ma lettre. Mi. Ma note de musique, Micha mon amour, mon unique amour, l’homme de ma vie, élu de mon cœur, funambule de mes ardeurs, mon plus grand secret, mon plus grand trésor, mon plus grand fantasme, mon sang, mon dernier battement de cœur, ma dernière pulsion, Micha. Mon ultime palpitation. Je compte les jours qui m’éloignent et barrent ceux qui me rapprochent de toi...Chaque nuit dans cet hôpital est une marche surmontée pour te rejoindre. Toi et ton univers berlinois. Est-ce que tu m’attendras ? Je te rejoindrai, je t’attendrai sur le quai de la gare, un piercing à l’arcade, un blouson en cuir, des lunettes de soleil noires, des talons aux pieds, un jean moulant, du rouge aux lèvres et pas de poil aux pattes. Je t’attendrai sur le quai de la gare, en noir et blanc avec juste la couleur du rouge sur mes lèvres. Une photographie format Ikea. Sortie tout droit des maisons de production hollywoodiennes des années 1980. Je t’attendrai sur le quai de la gare, tu me retrouveras, et le pas hésitant, croyant me reconnaître, sans en être bien certain, tu t’aventureras quand même.
On a perdu tellement de temps, déjà, toi et moi. Trop de temps, peut-être. Sans doute. Mais tu t’aventureras quand même, parce que tu es audacieux, ou plutôt parce que tu es curieux. Impatient. Impulsif. Amoureux. Et puis tu me prendras la main, tu souriras, avec ton regard malicieux, et dans une immense gêne qui peu à peu se dissipera, le temps que ma bouche se dessèche, que nos langues se délient, que nos muscles se détendent et nos corps reprennent possession d’eux-même, et puis nous irons dans une fête foraine, ou dans un parc d’attraction, avec ton gilet en coton bleu marine bien trop long, troué aux emmanchures, trahissant tout autant ton attirance manifeste pour les gauloises que ta maladresse. Et puis le soir, tu m’emmèneras chez un petit italien, puis dans un pub dans l’espoir de me saouler discrètement ou pire, séducteur chevronné, tu me feras le coup des spaghettis aux saucisses Herta, ta spécialité !
Mais pour l’instant, ce n’est pas encore l’heure de nos retrouvailles, ni celle de cet adieu douloureux qui nous déchirera, si violemment, si silencieusement. Non, pour l’instant, c’est l’heure de cette somptueuse nuit d’hiver, cette nuit mystique qui scellera nos destins à jamais…
Nous sommes encore figés, devant cette immense bâtisse, cossue et vétuste à la fois. L’aiguille ne bouge plus. Plongés dans l’obscurité la plus totale. Le palais grec s’élève sombre, sévère et froid devant nos yeux brûlants. Seule, la buée de nos souffles entremêlés brouille la clarté et la pureté de ce silence religieux. Figée par la beauté sacrée du monument. Figée par les trois mots qui jouent aux autos tamponneuses, martelant mes tempes avec la même âpreté que celle d’une trahison. L’écho d’un mauvais souvenir, le son d’un malheureux refrain. Trois mots. Deux enfants. Un divorce. Un passé. M, mon immaculé. Ton image, mon icône, se rompt. Se brise soudainement. Trois balles au cœur. Trois coups de poignard dans le dos. Et le silence. Le silence coupable. Le silence colère. Le silence rancœur. Trois coups de pelle dans la tombe, trois coups de marteaux dans le cercueil d’une enfance avortée… j’ai les poings serrés. Je boue. Je boue, mais je me contiens. La colère parcourt les ruelles de mon corps et se répand sauvagement comme l’eau souillée dans les égouts, gagnant les impasses, se rompant contre les parois, impétueuse. Mes organes menacés, bientôt noyés, se mettent en marche, semblables aux rouages d’une immense machine souterraine, adaptant leur cadence au mouvement imposé par ce sentiment sinon inconnu, du moins refoulé. L’équipage est sur le qui-vive, il s’affaire. La sirène retentit. On sonne le plan d’urgence. Appel à la tour de contrôle….
La tour de contrôle : reçu cinq sur cinq…je me tais. Je contrôle. Je joue mon rôle. Mon regard se noircit. Mais la maitrise est de mise. Pas d’armistice, en cas de traîtrise. Juste une vaste simulation. L’esquisse d’un bal masqué. Un carnaval pascal. Mascarade. Gare à toi, j’ai mis du mascara waterproof. Je ne tomberai pas le masque. Je te maîtrise, traître.
Micha sort un trousseau avec d’énormes et lourdes clés, toutes pleines de volutes et d’ornements, des clés magiques dignes d’une illustration des pères Grimm. Il ouvre la grande porte du palais grec, rien désormais ne trouble cette fausse quiétude qui nous enrobe. Nous pénétrons les lieux saints, la caverne d’Ali baba, la cabane du druide. Deux voleurs chevronnés dans les entrailles murées d’Osiris. Deux amoureux. Un anachronisme…
Il me somme d’un bref regard, de l’attendre dans une pièce sombre, à peine éclairée par le reflet de la lune sur la vitre embuée et salie. M disparaît avec la légèreté et la discrétion d’un spectre. Les contours de mon visage, comme ceux des quelques meubles en bois qui habillent la pièce ondulent, bleutés. Bleutés et flous. Une image, une photo en camaïeu de gris. Un dessin au fusain. Et le silence. Toujours ce silence.
Soudain, je perçois, attentive, vigilante, à l’affût du moindre son, le gargouillis des vieux chauffages qui se réveillent brusquement, comme après un mauvais cauchemar. Avec une langueur suave, la poussière neige dans la lueur qui filtre à travers la fenêtre. Un film au ralenti. Puis, Micha réapparaît, le pas léger, l’œil averti et avec dans les bras, d’énormes volumes en cuir qu’il dépose dans la pièce, sur la table en bois. Nous nous asseyons tous les deux, l’un à côté de l’autre. Je respire son parfum. Son odeur. Je sens sa cuisse contre la mienne. Je me demande s’il a conscience de cet effleurement furtif. S’il sent la température de mon corps comme je sens la sienne.
Je suis un thermomètre, il est mon mercure. M. mon mercure. Ma sinécure. La cure de mes sens, l’émergence de mes purs émois.
Il prend une profonde respiration. Les yeux rivés sur le volume. Sa main musclée glisse et caresse le manuscrit sans un mot. Comme en apnée. Il passe ses doigts sur les feuillets avec une grâce et une douceur que je ne lui connais pas, qui me surprend et me séduit à la fois. Puis, il devine sous chacune des stries de son empreinte digitale les lettres imprimées sur le fragile papier jauni. Un aveugle qui déchiffre un message en braille. Et je m’égare, je baisse la garde, je quitte la gare, je pars et j’imagine que ses doigts s’égarent et confondent les pores du papier ocré, avec ceux de ma peau fraiche et fragile. Je rêve alors qu’il me décode, je suis une lettre grecque, un code en braille, un proverbe hébreux. Micha, devine-moi. Décode-moi. J’appartiens à la tribu des incas. Je parle Maya. Tatoue-moi à l’encre de ton sang le hiéroglyphe de cet émoi qui n’est pas à moi…
Patience… L’heure est au sacré. Au mystique. Et les lettres défilent sous nos yeux avides, et nous entraînent dans tes contrées inconnues, irréelles, des vallées perdues. Nous sommes les enfants de l’Atlantide et nous partageons le secret des anciens, sous le regard béni de la lune, notre alliée, notre complice. Héritiers de minuit, Iseut et Tristan embrassent le présent des oubliés avec candeur. Nos regards effrontés se croisent alors. Et nous savons. Nous savons. Cette nuit, nous serons les seuls. Les élus d’une tribu révolue, les prophètes et les gardiens amoureux d’un message en braille, témoins d’une profession de foi, membres d’une société secrète. Nous avons les clés. Et notre amour s’en laisse délicieusement cadenassé. Les volutes ferrées ferrent notre amour, envers et contre tout, à jamais sous cette nuit étoilée. Personne ne saura jamais ce qui, ce soir-là, défila sous nos pupilles ébranlées. Seuls toi et moi. Ultime connivence.
Bouleversés, envahis par une émotion inédite, indicible, nous gardons le silence. Tu prends ma main dans ta paume chaude et m’emmènes à l’extérieur de la bâtisse. L’horloge est pétrifiée. Je ne sais pas combien de temps, nous sommes restés, assis, dans cette pénombre veloutée. Une heure, deux heures peut-être, toute une nuit. Sur le perron, le vent gerce nos lèvres à coups de couteau. Mais nous n’en avons cure. Peu à peu, l’émotion s’estompe et nous regagnons nos esprits. Le sang figé pulse à nouveau. Nos muscles se tendent. Nos corps se parlent. L’état de transe, de sidération et de paralysie se dissout petit à petit… et les trois mots reviennent hanter mes pensées. Et j’ai beau essayé de les taire, je les entends comme des marteaux effrénés.
J’ai deux enfants. Comment a-t-il pu me cacher toute cette partie de vie, jouer un rôle autre que celui que Dieu lui avait alloué ? Pourquoi l’infâme a-t-il choisi cette nuit bénie, cette heure sacrée où nous scellions notre union sur les parchemins d’un almanach grec, pour me dévoiler le visage d’une double vie, celui d’un père, marié avec deux jeunes enfants ?
Juda ! Comment as-tu pu penser un tel stratagème alors que tous les soirs, tu lisais à voix basse des versets de la bible et que la paperasse qui jonchait le sol de ta petite chambre d’étudiant précaire était encrée des plus beaux psaumes que l’histoire ait jamais écrite ? Auteur d’un ineffable sacrilège, tu oses encore déguiser sous un silence sacré l’immondice de ce mensonge qui creuse entre nous un fossé plus profond que l’enfer. Bientôt, alors le pont ébranlé de nos mots ne suffira plus et notre séparation sera plus douloureuse que n’importe quel autre déchirement.
Je ne dis plus rien. Et si le mutisme était plein de quiétude, il y a encore quelques heures, désormais, il est oppressant. Accablant. Mes veines enflent à la faveur de mon sang, fervent. Mes nervures s’écaillent et se rompent sous les pores gercés de ma peau. J’implose. Tu exploses. Tu exposes et je dispose. « Voilà la vérité : j’ai été marié. ». Dès lors, je ne perçois plus que des bribes, comme si le réseau était brouillé. Lecture d’un télégramme. Eva était une très belle femme. D’une grâce et d’une poésie qui n’étaient pas de ce monde. Eva et son chignon négligemment noué. Eva et ses délicates mèches de cheveux ondulant doucement sur son front blême et rond. Eva et ses yeux verts. Eva, la menace du serpent. Le charme. Deux enfants. Maria et Jacob. Jacob l’ainé, Maria la cadette. Deux jeunes enfants. Deux joies avortées. Deux enfants qui m’appellent tous les soirs et qui crient un manque qui ne se dit pas. Qui ne se guérit pas. Qui se creuse. Gangrène de deux pures candeurs.
- Tu les as abandonnés.
- Non !
- Elle t’a quitté ?
- Non, je suis parti. Elle était trop possessive. J’avais besoin de ma liberté.
- Connard ! Tu les as abandonnés.
- Non ! j’ai voulu te confier une partie de ma vie pour te prouver ma confiance et mon amour si pur, si plein. Et tu t’en sers comme une arme que tu brandis alors que j’agite un mouchoir blanc, les yeux humides, la tête baissée, le cœur éperdu.
- Je m’en fous de ta poésie à la con! Ce que tu as fait est impardonnable…
Au fond, je sais que je l’accuse d’un crime qu’il n’a pas commis. Je l’incrimine à tort. Au fond, je sais que j’exagère. Je perds pieds. Je perds la face. Le mercure fait des arrondis sur mes joues et la chaleur se mêle au gel vaporeux de l’hiver. Micha, tu me dérobes à mes fausses certitudes, culotté et sans scrupule, tu t’empares d’un parquet en lino que j’ai posé moi-même pour ne pas voir les trous que les termites ont creusés, pour ne pas voir les vers grouiller, la vermine se répandre dans mon cœur rongé, dévoré par les aléas d’une vie que je ne maîtrise pas. Qui toujours m’échappe. Tu soulèves une à une les lattes de mon savant barrage. Et les eaux tempétueuses se déversent alors sauvagement sur ton corps sans défense, ton corps blanchi. Je suis en colère. Tu réveilles mes démons.
Une nuit inachevée. La nuit de notre union, l’aube de notre déchirure. Du voile au lambeau. De la blanche traînée à la guenille ensanglantée. J’ai la gorge brisée. Je me retire. J’ai perdu. J’avais une bonne pioche. Mais de nous deux, tu es le meilleur des bluffeurs. Je m’incline. Je te tire mon chapeau. Je referme le capot. Je me ferme comme une huitre. Je t’exclus du huis clos. Je clos l’écluse. Je ceins en mon sein le secret, je selle celui qui nous scelle, secrètement, à jamais, je t’enserre entre mes serres. Je suis le rapace de tes nuits. Je te cache sous ma carapace, coriace, je nous tais, je nous tais à jamais…
Nos rencontres dès lors se raréfient. Nos échanges s’amenuisent. Mes paroles s’envolent, tes mots se modifient, ta gestuelle reste en gestation, elle s’assagit, je reste en marge et la superficialité gagne nos conversations, nous nous convertissons en deux êtres étrangers, l’un à l’autre, s’ignorant, niant la nuit qui nous unît, un hiver d’éther, véreux, amers, gâtés par les vers de l’amertume, perdus….
Bravant les volontés de l’horloger, défiant les vœux du régisseur, amer, pourtant tu t’insurges et tu décides alors de l’éclairage, du décor, tu mets en scène le deuxième acte : Entrée de Victoria. Celle que j’appelle à ton insu, « la connasse de passage », la bécasse du cassage. Deuxième manigance de Juda, traître en habit de moine.
M. a décidé de casser mes mécanismes de défense. Mais s’il est un chasseur, je ne suis pas son éléphant mais une infanterie à moi toute seule, et je fanfaronne de plus belle. La tête haute, le nez au ciel, la peau du cou tendue et le port droit, je fais le paon. Je fais la roue, et je jouis des effets de mon arrogance, et je ris de la bêtise de la bécasse qui jacasse à tue-tête, croyant avoir gagné le cœur du bellâtre. Elle ne me voit pas, elle se croit à l’abri. Pauvre petit oisillon qui attend son ver, le bec niaisement béant et le plumage tout ébouriffé. Elle n’a rien compris, la gourde ! On ne joue pas à la marelle dans le monde des bisounours, bécasse. Tu ne vois donc pas que tu es notre appât, la rançon de notre amour, le subterfuge, le vermifuge de notre défaite. Nous sommes tous deux les perdants d’un jeu qui nous a dépassés et nous essayons vainement – désespérément - de reconquérir les terres gagnées par notre ennemi, l’horloger, en pipant les dés, en truquant les cartes.
La bécasse glousse bêtement, se dandine et tort des fesses. Un coup à gauche, un coup à droite, avec allégresse. Vulgaire, sans aucune délicatesse. Catin en plein délit.
L’ondulation de ses miches mollassonnes pourtant n’est rien en comparaison à la roue du paon. Victoria ! Je me gausse ! Tandis qu’elle pense « Victoria et Nikè », moi je pense « Victoria est niquée ». Baisée. Tu n’as donc rien compris. Micha m’appartient. Je lui appartiens. Tu n’es qu’un vulgaire pion sur notre échiquier. Le fou que l’on se partage, en fins stratèges. Demain, tu retourneras dans ta boite en carton. Au tiroir, ma grande. Tu n’es qu’un fou. Tu n’existes que sur le tapis. Couchée, c’est ta position préférée. Tu ne sais faire que ça. Te laisser déplacer par les doigts cramponnés du croupier aguerri. Ta croupe entre ses mains chevronnées. Bientôt, tu croupiras, pauvre dinde, gros boudin boudiné avec ton petit pantalon de rôti de porc tout ficelé… Soupire, vrombis et croupis ! Va voir Marco, c’est mon cavalier noir ! Un fou et un cavalier sur un échiquier, ça fait plutôt bon ménage, bande de dindons écervelés, la crête assortis au barbillon!
Les jours passent et l’heure de mon départ se rapproche. Dangereusement. Tristement. Mais nous ne nous parlons toujours pas. Ni toi, ni moi ne nous adressons la parole. Ni toi, ni moi, nous ne cessons ce stupide combat de coqs. Ni toi ni moi, nous ne cédons. Duel mortel. A la vie, à la mort. Encore dix jours. Rien. J’entends juste le rire de la bécasse qui résonne au loin. Et Marco qui se réjouit avec son regard narquois, sur le côté, comme un pigeon. Et puis Micha, amer, froid, que je n’entends pas, mais que je sens, que je sais. Rongé par la vengeance. Et puis C qui me rend visite. La tension monte. Les fers s’aiguisent. Les fers se croisent. Les faux-frères s’affrontent. L’enfer se creuse. Cerbère bondieuse ! Plus que neuf jours. Ni l’un, ni l’autre ne baisse les armes. Au contraire, nous redoublons d’efforts et de stratagèmes pour mener cette guerre à bien, l’air de rien. Chacun impose sa loi, son rythme, son arme, son armure, le terrain et les murs. Mon arme sera l’airain, je te briserai les reins, Micha, à la lisière, au rain de tes forces, je te repousserai, je marquerai au fer mon empreinte sur ta main. Je serai ton suzerain, l’unique souverain de tes écrins, le train de tes rails parcourus, sciés, à la vitesse de nos épées teintées de notre sang mêlé. Tu me crains, tu le sais. Tu redoutes la puissance de mes anticorps, le tort que je peux te faire, la force de ma répartie, l’opacité de mon écorce, noire. Tu te retrancheras, tu le sais! Tu fléchiras, tu capituleras. Plus que huit jours. Réagis, agis, agite-toi, cogite, gesticule, bientôt je ne serai plus que le vestige, le sillage d’une nuit givrée. Déjà, j’erre, je gis et j’attends. Je conserve le silence. Je t’ignore et j’augmente le volume de mon rire, j’augmente mes rencontres avec Kyle, je mens et j’aimante l’autiste aux orteils géants avec un Diabolo menthe. Ehontée, cruelle, calculatrice. Manipulatrice, je force la jalousie du joueur. Je choque. Equivoque, je provoque les électrochocs. J’invoque le pouvoir des cœurs. Je te révoque et sabote ton pare-chocs, je saborde ta bicoque, aller sors : rends-toi ! Je suis Pénélope et le jour, en toute impunité, je découds la nuit qui nous encoda…
Je suffoque, abandonnée à mon combat de coqs. Douloureux Soliloque. J’écope. Syncope. Plus que sept jours. Aucune trêve, aucun armistice. Tu ne m’accordes rien. Intransigeant. Tu ne plies, ni ne fléchis. Tu résistes, sans répit. Dépitée, je suis éprise, je suis ta prise, je suis ta proie, emprise au son de ta voix. Cette voix qui ne répond plus. Cette voix qui s’est tût. Abrupte. Brusquement rompue. Plus que six jours. Les heures passent. Les minutes minutent les heures et les secondes secondent les minutes à toute allure. Plus que cinq jours. Tu disparais, je m’absente, tu te dissipes, je m’estompe. Tu t’éloignes, je m’évade, tu t’enfuis, je t’en veux, je te nuis, tu me nuis, je m’ennuie et les nuits s’annulent et les jours s’amenuisent. Je m’ennuie de toi. Plus que quatre jours. Je perds espoir. Je désespère le soir, le jour perce et toi tu broies du noir. Pourquoi ni l’un ni l’autre ne cède. J’excède. Tu me précèdes. Médée se raidit et dédaigne Jason. Excès d’égo. Abcès abscons. Nous ne nous concédons aucun intermède. Pas de dédites. Ni de démissions. Accélération de la circulation sanguine. Accès interdit l’un à l’autre. Désaxés, Désemparés. Désorientées, les girouettes rouillées, fières et intrépides, se tournent le dos…. Plus que trois jours. Plus que deux jours. Le silence pèse. L’atmosphère est chargée. L’air est lourd. Etouffant. Les atomes jouent des coudes. L’attente est insupportable, incommensurablement. L’espoir lacère mes entrailles. Ma porte entrebâillée, mon cœur se serre et en lui massère l’humeur noire et je saigne et j’attends un signe. Toutes les minutes, je consulte ma messagerie, j’envisage les scénarios et les présages s’entassent, dans ma tête, je guette les passages, et dans la cage d’escalier, j’épie les pas, j’enrage, je suis un séismographe, j’enregistre les traces des passants, j’attends. Attentive. Dans l’attente. J’entends et je tente de te deviner, Micha. Je guette par la fenêtre. Je fais les cent pas, je me ronge les doigts, je songe au roi, à mon roi, au sien. A notre échiquier. Les scénettes irréelles s’amoncèlent et se modifient au gré des nuits qui s’allongent et n’en finissent plus, alors que les jours semblent pourtant s’évanouir dès l’aube. Tu n’es pas là. Tu sors désormais tous les soirs. Désespoir. Je rumine, je tourne en rond. Je deviens folle. Je t’attends. Inlassablement…J’entends le rire des filles que tu ramènes dans ta chambre, mais je ne t’entends pas, toi. Tu rentres de plus en plus ivre. Ivre d’une vengeance froide et cruelle qui n’a de cesse d’éroder mes os. Plus qu’un jour.
… Les voisins de palier se relaient pour prendre congé de moi. Tous sont là. Tous sauf un. Le plus important. Micha. M ma lette, Mi ma note, Micha mon amour. Tu n’es pas là. Désormais, je sais que tu ne viendras pas. Que tu ne viendras plus. Pourtant, je ne peux m’y résoudre. J’attends. J’attends sur le temps, je m’assois sur la montre, je contre le temps pour toi, et j’arrache toutes les horloges aux murs qui osent encore, insolentes, murmurer la hâte et battre leur cœur alors que le mien depuis des jours, semble s’être arrêté.
Bientôt, le bruit se dissipe, les rires s’essoufflent et s’évanouissent et les portes se referment les unes après les autres. Bientôt le couloir se vide et se déverse. Dans le corridor, aride, désert, on sonne le glas de la corrida. On entend juste le souffle strident d’un vent qui siffle le départ proche. Les volets claquent. Les paupières tombent, tressaillent peut-être encore un court instant. Le temps s’écoule et dans mes tempes j’entends les dernières écumes d’un battement, d’un tremblement. La nuit s’abat sur la ville, sourde et noire, épaisse. Je reste debout, à la fenêtre, la chemise déboutonnée, j’espère l’éphéméride, mon maître grec, ma prunelle vespérale. Cette nuit sera la plus longue nuit passée, subie sous les toits de Göttingen, la plus longue et la plus lancinante. Ce soir-là, Micha, je t’attendrai. Mais ce soir-là, Micha, tu ne rentreras pas. La veille de mon départ, le seul soir en six mois. Tu ne daigneras me dire au revoir. Tu me feras la nique. Tu m’affronteras. Sévère et coléreux, amer et véreux.
Nous quitterons-nous alors comme deux étrangers qui n’ont échangé rien d’autre qu’un vulgaire couloir anonyme dans un immeuble langda, à l’angle d’une rue insignifiante, un jour qui n’avait ni de date ni de saison ni même de couleur ?
Mes valises sont faites. Ma chambre est vide. Blanche. Immaculée. Je me faufile une dernière fois dans la chambre de Reiko, ma voisine japonaise d’un mètre deux qui mange son riz avec des baguettes dans une main et l’autre main devant la bouche, nous échangeons quelques politesses de rigueur, quelques paroles sans intérêts, deux trois mots d’adieux, histoire de dire, une accolade sans trop de proximité - elle est japonaise, ça ne se fait pas, pas de corps à corps - une poignée de main, douce, molle, petite et bien propre, - on ne sait jamais - , pas de bisous, pas de mots doux, - « c’est ridicule » , c’est elle qui le dit - quelques fleurs, un ou deux chocolat, un thé au jasmin pour la forme et une petite nuée de plaisanteries bien placées pour détendre l’atmosphère quand soudain.
… Micha entre en irruption dans la chambre de la petite frange brune. Acte 3 : Micha au premier plan. Derrière : son espèce de grand dindon à la casquette bidon et la bécasse en mode « hyène idiote aux yeux de merlan frit ». Micha a mis sa basse-cour sur pause. En sourdine, la volaille, et que ça saute ! Reiko, dans sa discrétion légendaire, se retire dans un coin de la pièce et s’efface. Désormais, le temps s’est arrêté. Mon acharnement a payé.
Rien ne sonne, rien ne sent, rien ne bouge, rien ne trouble cet instant sacré, pas même le son de son souffle. Pas même le battement de nos cœurs à l’unisson. Micha me regarde. Sévèrement. Son regard luit. Froidement. Il se rapproche. Dangereusement. Sensuellement cependant. La tension monte. Mon rythme cardiaque s’accélère. Les battements trébuchent les uns sur les autres, comme un mauvais rallye. J’étouffe dans ce corps trop petit pour une passion si ardente. Micha, si tu savais tous les tremblements de terre, les glissements de terrains, les avalanches et les tsunamis et les orages et les tempêtes qui implosent en moi à cet instant précis où tu me regardes froidement. Je suis la réunion de toutes les catastrophes météorologiques dans un corps qui a pour ordre de ne rien laisser transparaître. Ultime commandement : Ne pas s’avouer vaincu. Je me tais. Je ne dis rien. J’ai la bouche sèche. J’ai tant attendu ce moment sans jamais ne l’avoir imaginé réellement. Tu te rapproches sans dire un mot. Tout autour de toi est immobilisé.
Micha, tu es le metteur en scène de la plus belle scène d’amour muette du septième art. Je suis immobile et pourtant en moi, c’est Marengo, Trafalgar, Iéna, Austerlitz entre deux reins, sur un poumon, entre les veines d’un terrain rétréci. Ça tire, ça bombarde, ça crie et ça tue et ça meurt et ça se bat et ça se déchire et ça s’arrache, et ça fait mal et c’est exquis à la fois. Sade, je ne connais pas ce drame. Damne ! Mais je ne dis rien. Je te regarde. Je ne baisse pas les yeux. Je te fixe….
Tu es maintenant à deux centimètres de moi. Je sens ton souffle. Je sens ton odeur. Tu me prends alors dans tes bras. Tu m’enlaces et m’étreints, sans jamais rompre la pureté de ce silence que tu maitrises si bien, que tu as mûri si longtemps, en savant stratège. Tout ce décor est étudié, savamment orchestré, transpirant d’une irrésistible sensualité. Tu es mon maître. Mon maître chanteur. Le chantre du plus beau silence. Tu resserres tes bras sur mon corps brûlant et m’étrangle presque contre ta poitrine tremblante. Ta tête alors, vient se lover dans mon cou et tu respires cette mèche de cheveux qui s’est dérobée à un chignon négligemment noué. Mais ta bouche ne me touche pas. Ta joue effleure juste le duvet de mon épaule à peine dénudée. Je frissonne. La paume de ta main vient recouvrir ma nuque, et doucement tes doigts s’aventurent dans mes cheveux qui un à un s’abandonnent à toi, à ton solfège, domptés, séduits, ils ondulent sur ta peau chaude. Je frissonne, mes yeux se perdent au loin, la neige tombe, les chênes lièges et les perce-neiges valsent ce manège d’une blanche légèreté. Je me perds dans tes bras, Micha. Je frissonne une dernière fois…
Cet hiver sera marqué par le sceau de cette indicible étreinte, l’étroite étreinte de deux êtres perdus dans l’endurance d’un duel cruel, éperdument amoureux….
Les spectateurs, la bouche béate, restent en retrait, cois. Comme figés par la beauté de l’instant saint. Tes bras soudain s’effacent comme un dessin au crayon, tu t’en vas, comme un glaçon, je fonds, nos corps alors se délient. C’est la dernière fois, la dernière seconde que nos regards se croiseront. Dans le silence le plus absolu, tu t’es dissolu, tu as disparu. C’était un jour de février. Un matin glacé, nous nous sommes déchirés. Tu es parti. Je t’ai suivi, mais j’ai pris la direction opposée, sans omettre de masquer mes traces, d’éteindre mes empreintes, de rincer les indices. Je suis la voleuse du temps, le bandit qui banda tes yeux d’ambre, je me volatilisai. Je n’ai rien laissé. Juste mon prénom que j’ai cruellement gravé dans ta mémoire au fer rouge. Et le souvenir de cette étreinte qui nous liera à jamais, comme un anneau d’or, à l’aurore d’un soir, à l’aube d’un jour.
J’ai disparu. Je n’existe plus. J’arrivai en inconnue. Je partis en inconnue, m’étant pourtant mise à nue, ce jour d’hiver, qui jamais plus ne s’énuméra.
Les gouffres de Mnémosyne
Mnémosyne m’épie depuis plusieurs jours. Toujours à la même heure. L’heure tant redoutée. L’heure du vide. L’heure du néant. Cette heure à laquelle tout paraît si absurde. L’heure 0. L’0-r’heure. L’horreur. L’heure de tous les soupirs, l’heure de mes pires cauchemars, de mes pires angoisses. L’heure où l’ennui triomphe, plantant son drapeau noir au beau milieu de mon crâne, sous ce ciel bas et lourd qui pèse comme un couvercle au-dessus de nos têtes. L’heure où les démons s’évaporent pour laisser place à leur maître absolu, au pire et plus cruel de tous les diables. L’ENNUI. Cette heure vertigineuse semblable à un trou noir dans lequel je ne cesse de tomber. Elle se tient debout comme un fantôme, comme la dame blanche au bord de la route, au bout du virage, au bord du ravin, sur le bas-côté. Funeste présage. Son visage effacé paraît figé.
- Tu es sortie de ton gouffre, Mnémosyne, rien que pour me faire la nique. Ça t’amuse, hein, de me voir si faible, ton rictus railleur aux lèvres en dit long, mais je ne suis pas dupe ! Je sais pourquoi tu es là. Pourquoi tu m’épies de la sorte.
Mnémosyne ne dit rien. Elle a choisi de garder le silence, la mesquine. Elle ne dit jamais rien, Mnémosyne. Elle se tait et elle vous regarde, muette. Elle jubile, parce qu’elle sait. Et elle guette l’amnésique. C’est là, son rôle et son unique amusement. Guetter l’amnésique et le frapper quand il se croit seul et en sécurité. Elle le frappe alors si fort, qu’il en garde les marques indélébiles sur sa peau battue, violacée. Mais les traits de ton visage ne bougent pas. Ils ne bougent jamais. Tu assènes sa victime de coups, avec une froideur à en couper le souffle, une froideur et une constance à en faire pâlir le plus sadique de tous les tyrans.
Soudain le souvenir de ma sœur jaillit. Et je ressens le manque avec une violence encore jamais éprouvée. J’aimerais crier. Je lui en veux tellement. Elle est partie. Depuis plus d’un an, elle est partie. Elle a fait ses valises, elle a acheté un aller simple. Elle a pris l’avion et elle m’a dit au revoir. Elle m’a dit au revoir et m’a promis de revenir pour que nous partions ensemble à la montagne, comme quand nous étions petites. Puis elle est partie. Sans se retourner. Et elle n’est plus jamais revenue. Elle ne reviendra jamais. Elle n’a pas pris de retour. Elle le savait, elle. Elle le savait parfaitement qu’elle ne reviendrait pas. Mais elle ne m’a rien dit. Elle m’a juste dit au revoir. Et puis un beau jour, elle m’a annoncé son mariage avec un américain. Alors, je lui ai demandé ce qu’il en était de sa promesse. Et c’est dans la plus grande indifférence qu’elle a répondu, ah oui… ben tant pis. Le coup de massue. La rupture. Tout s’écroule. Et le Styx, alors m’emporte plus fougueusement que jamais dans ses courants impétueux.
Je suis perdue, sans toi ma sœur. Je suis perdue. Tu m’as abandonnée. Tu ne reviendras plus. Mon absence t’indiffère. Tu as pris ton envol et tu m’as laissée à terre. Sans même te retourner. Ne ressens-tu pas le manque dont je souffre ? Ne ressens-tu pas ce même vide que je m’efforce de combler en mangeant comme Gargantua, comme Pantagruel ? Pourquoi, nous qui avons toujours été si proches, sommes-nous si différentes aujourd’hui ? Tu es partie et notre relation va s’effilocher comme un vieux bout de tissu mal cousu, peu à peu, comme sur un dévidoir, jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de cette bribe à laquelle je m’agrippe désespérément, m’essayant bêtement au patchwork. Bêtement. Pourquoi es-tu si impassible ? Pourquoi ne dis-tu donc rien ? N’as-tu donc aucune sensibilité, aucun sentiment ? Non, toi, tu restes de marbre, là, dans ton Amérique, sur un sol étranger et tu brandis un drapeau sans couleur ni motif et le port droit, le buste altier, la tête haute, le regard droit devant, tu fais comme si tu n‘avais jamais eu de patrie, tu te réclamerais et te vanterais presque d’être pupille de la nation, sans famille, orpheline construite toute seule et n’ayant besoin de personne. Comment peux-tu renier ta famille sans pincement ? Tu hausses les épaules. Tu t’en fous. Tu fais comme si je n’existais pas parce que c’est pratique. Tu fais toujours comme ça. Tu fermes les yeux et tu prétends que tout va bien, parce que c’est pratique. Tu as toujours fais comme ça, alors pourquoi ça changerait ? Tu m’as laissée tomber, et tu ne t’es pas retournée. Tu ne t’es même pas retournée. Tu ne voulais pas que ton envol échoue aussi lamentablement que le mien. Tu as renoncé à ta famille et tu t’en félicites encore. C’est bien ça le pire. Tu t’en félicites. Tu le clames haut et fort, là sur ton sol américain, ce sol qui ne veut rien dire, sur lequel tu n’as pas vécu, ce sol que tu t’accapares, comme une voleuse.
Mnémosyne a changé ses heures. Elle se réfugie discrètement à la chute du jour, dans un recoin de l’immense bâtisse et patiente, jusqu’aux heures les plus sombres, pour quitter son repaire. La nuit, elle déploie ses ailes, jetant toute son ombre sur mon corps sans défense, et le couvre d’une tristesse taciturne. Elle a pénétré les enfers de Charon pour s’assoir au bord de mon lit et guetter mon sommeil. Hier, elle s’y est même introduite. Je me suis réveillée en pleurs. Je ne cessais de sangloter avec en face de moi toujours le même spectre : Mnémosyne, un tableau dans les mains qu’elle me tend. J’ai beau détourné le regard, elle m’assène de coups avec cette toile aux teintes si tristes que je ne peux échapper à la confrontation. Je la regarde alors et mes larmes ruissèlent le long des mes joues fripées par les plis de la taie sur laquelle ma tête épuisée a reposé trop longtemps. Je la regarde. On dirait C. C. sur le pas de la porte de notre appartement, Rue Regensburg. Il a le regard si triste que j’en mourrai. Je l’ai quitté un jour de février. Promptement. Sans pommade. Sans détour. Sans pincettes. Comme un éléphant dans un magasin de porcelaine avec ses gros sabots et ses grandes paluches. Brutalement. Comme si nous n’avions pas vécu ces onze années de complicité parfaite, de bonheur sans nuages. Ingrate, je suis restée de marbre et je l’ai quitté sur le seuil de la porte sans transition, sans préparation, sans préliminaires, sans précaution, sans gants, sans pincettes. Je l’ai laissé là, debout, tout penaud, le regard humide, en pyjama, les bras ballants et le souffle au cœur. Et je ne me suis pas retournée. J’ai fait comme ma sœur. Comme si de rien n’était. Comme si j’étais une pierre, un roc au cœur de pierre. Je l’ai laissé sans sourciller. Puis j’ai descendu les escaliers, j’ai rejoint ma mère, j’ai poussé un soupir et j’ai énoncé quelques banalités jusqu’à ce que le train arrive et balaie derrière moi onze année de vie commune, onze année d’amour, onze année pendant lesquelles nous avons marché main dans la main, onze années pendant lesquelles nous avons partagé la même couche, les mêmes expériences, la même nourriture, les mêmes souvenirs, les mêmes envies, le même vécu, les mêmes éclats de rire. Onze années que j’ai balayées avec une violence qui m’effraie encore, et dont je ne me savais pas capable. Mais qui suis-je bon sang ? Comment ai-je pu en arriver là ? J’ai tout balayé et jeté à la poubelle comme si de rien n’était. J’ai fermé le sac avec un double nœud et je l’ai jeté dans la benne, comme après chaque crise. Nonchalamment. Machinalement. Et puis je suis rentrée. Sans me retourner. Sans lui demander comment il se sentait. Aujourd’hui, je n’ai plus aucun contact. Je ne sais pas ce qu’il devient. Mais j’espère qu’il est heureux. J’espère qu’il va bien. J’espère même secrètement qu’il m’a oubliée. Qu’il a oublié ces derniers mois infernaux, ces mois malades, ces mois pesants, ces mois tristes et sans avenir. Comment ai-je pu le laisser tant souffrir ? Comment ai-je pu le laisser s’inquiéter ? Comment ai-je pu le laisser rêver d’un avenir commun alors que je savais que celui-ci ne pourrait plus jamais être ? C. Je t’ai tant aimé. Mais ce n’était pas le bon amour. Nous nous sommes trompés toi et moi, nous étions frères et sœurs, nous nous aimions d’un amour tendre et non d’un amour charnel, d’ailleurs, nous n’aimions pas les rapports sexuels et pour cause, nous le ressentions comme un inceste, comme quelque chose d’interdit, de forcé et de déplaisant. Nous ne pouvions que nous confondre en caresse et en tendresse. Et l’attirance que nous avions l’un envers l’autre n’était qu’esthétique. Après tout, rien d’étonnant à cela, nous sommes des artistes, amoureux de la beauté. Mais ce n’était pas de l’amour. Ce n’était pas l’amour qui unit l’homme à la femme, l’amour d’un couple. Tu étais mon frère, j’étais ta sœur. En te quittant j’ai perdu mon unique frère. Désormais, je suis orpheline, je perds ma sœur, je perds mon frère, et je me retrouve seule. Je n’ai plus que mes propres larmes pour me consoler. Jamais je ne t’oublierai et je serais sans doute toujours en manque parce que dans ce double deuil, je vous perds à jamais toi mon frère, et toi ma sœur.
« Je n’en peux plus disait a pluie ah qu’on m’abatte
vois donc le vent disait le feu. Le vent s’enfuit. Il a toujours affaire ailleurs, il détourne les yeux de toi, c’est sa manière. Je n’en peux plus disait la pluie… elle est allée avec le feu, quelque part au cabaret boire ;
Boire mais quoi, que boit la pluie, et quel alcool boit le feu lui
que servir à ces messieurs dames
garçon disait la pluie
versez-moi, versez-moi l’oubli
mais il n’avait que la bière
Je n’en peux plus disait la pluie… »
J’ai tellement mal. J’aimerais être amnésique et tout oublier. C’est la mémoire qui fait souffrir. C’est la mémoire qui nourrit cette maladie. La mémoire du vide, la mémoire du bonheur que je ne retrouverai plus, la mémoire de ce dont je dois faire le deuil, la mémoire de l’enfance, la mémoire de tous les souvenirs heureux, la mémoire de la nourriture, la mémoire de ce qui est bon, de ce qui procure du bonheur.
Je l’ai porté trop longtemps ce masque qui maintenant me colle à la peau tant et si bien que je redoute de l’enlever de peur d’en déchirer la peau du visage qui se cache derrière, de peur de ne pas me reconnaître, de peur aussi de n’y rien trouver. Je me suis perdue, je me suis égarée pendant toutes ces années. Je ne sais plus qui je suis, ce que je dois faire, ce que je dois penser, si je me leurre... Je ne sais plus identifier ce que je ressens, je ne sais plus distinguer mes humeurs. Les nommer. J’ai oublié qui je suis. Simplement oublié. Ces derniers temps, je n’ai causé que des ruptures d’une extrême violence, et pourtant les traits de mon visage n’ont pas bougé. Toutes ses ruptures radicales se sont effectuées avec le même rictus figé. Pourtant, une chose a changé. Un changement apparemment anodin et pourtant si profond aurait dû m’alerter. Je ne chante plus. Je me suis murée dans un silence de marbre, comme si j’étais devenue une machine. Tout mon corps est comme bétonné, figé dans du plâtre. Mes expressions de visage sont comme cimentées. Je me suis enfermée dans une carapace si solide que même moi, je n’arrive plus à la briser. Et pourtant, je suis si malheureuse que je rêve d’en sortir. Je rêve que ce cauchemar appartienne au passé et que je retrouve mes émotions, mes ressentis, mes joies.
- Comment allez-vous aujourd’hui, Lou ?
Géraldine vient d’entrer dans ma chambre. La jeune femme au doux visage et à la blouse blanche n’est pas comme toutes les autres infirmières. Elle m’apaise. Sa voix suave ma rassérène. Elle est déjà passée ce matin en coup de vent et me découvrant nue dans ma chambre, elle s’est excusée, embarrassée et m’a dit qu’elle repasserait plus tard. Je l’ai attendue comme le messie, craignant qu’elle oublie sa promesse. Géraldine s’occupe des activités manuelles et c’est donc elle qui me fournit en feuilles blanches.
- Je vais bien, je suis juste un peu triste des fois, aux mêmes heures de ma journée. J’ai le moral dans les chaussettes et je ne sais plus quoi faire.
- Que ressentez-vous à ce moment-là, qu’est-ce qui vous rend si triste ?
- C’est difficile à dire, au début, j’étais saisie de panique, parce que je sentais l’angoisse monter, une peur du vide à laquelle je ne savais comment répondre sinon par une crise de boulimie, dans l’espoir de remplir ce vide, ou plutôt de l’étouffer. Et puis, on m’a demandé de cesser de vouloir étouffer cette crainte et de chercher bien davantage à identifier ce vide, à le nommer.
Tout me manque. Ma mère. Ma sœur. Ma grand-mère. Toutes des figures plus ou moins maternelles ou du moins des figures de l’enfance. Comme C. C. me manque tellement. Je me demande encore comment j’ai pu renoncer de façon aussi radicale, toujours en faisant mine de rien, à tant de souvenirs heureux, en claquant la porte derrière moi. Trois mots et un claquement de porte, et j’ai cru que ça suffirait. Je suis devenue une machine.
Et puis, je me mets à sangloter…
- Il y a une chose que j’ai dite à personne, Géraldine, tellement j’ai honte de mon comportement, tellement je me sens étrangère à celui-ci. Après ma première hospitalisation, je me suis surprise à deux ou trois reprises à voler de la nourriture dans les magasins. Or, je ne le faisais pas pour l’argent, ou par faim. Je n’avais même pas faim. Je n’avais même pas de sensation de vide. Je m’emparais de quelques pâtisseries que je mangeais dans l’enceinte même du délit. Je ne me cachais pas. Je ne me cachais pas, parce que je voulais, je cherchais justement à être vue. Mon corps tendait tellement à disparaître que je craignais de ne plus exister.
Les pleurs ruissellent le long de mes joues. J’ai honte. Je sens le regard de Géraldine sur mon maquillage qui dégouline. Elle a les yeux tristes. Mais elle garde le silence. Les mots ne lui viennent pas. Pas tout de suite du moins.
- Mais Lou, il faut que vous appreniez à vivre pour vous, à exister pour vous et non dans le regard des autres. Il faut que vous vous retrouviez et que vous construisiez une Lou à partir des ruines et des décombres qu’il vous reste. Vous ne parviendrez pas à remplir ce vide causé par ces nombreuses ruptures. Il faut apprendre à construire dessus et à vivre de nouvelles choses susceptibles de compenser une forme de déséquilibre.
Construire à partir du vide. Je n’y avais jamais pensé. Accepter le vide.
- Lou, vous n’êtes pas un trou. Vous êtes un terrain miné, fait de bosses et de creux. Mais vous n’êtes pas un trou. Vous n’êtes pas faite de néant, contrairement au trou, le creux a un fond. Il faut que vous cessiez de vous considérer comme un trou, comme du néant. Vous êtes quelqu’un, maintenant il vous faut apprendre à vous connaître, à vous retrouver et à vous construire.
Je ne suis pas un trou. Je ne cesse de me répéter cette phrase qui hors contexte pourrait faire rire n’importe qui. Une phrase banale qui pourrait être un tableau de Ben, ou une devise dadaïste. Mais c’est vrai, je ne suis pas un trou. J’existe et j’ai des ressources. Je suis capable de choses. Et je ne suis pas faite de vide. Je ne suis pas un vacuum. Il faut que j’arrête de me définir par rapport aux autres, car quand ceux-là s’en vont, je perds nécessairement une partie de moi-même. Je suis juste une feuille blanche, il n’y a rien de mieux qu’une feuille blanche, une feuille blanche n’est pas vide, elle attend juste d’être.
J’ai un os en travers de la gorge. Un os si gros que je n’arrive pas à m’en débarrasser. J’ai beau vomir, rien n’y fait, il reste en travers, m’irrite l’œsophage tant et si bien que je ne peux plus rien avaler. Un os énorme. Un os comme on n’en a jamais vu en vrai. Je ne sais pas d’où il vient. Il m’obstrue tout l’appareil digestif. Et il est si lourd qu’il me rend la vie impossible.
Je vais me pendre. J’ai élaboré tout un plan. Ce n’est pas difficile. Je l’ai même mis en pratique, l’espace de deux secondes. Puis j’ai avorté la tentative. Je n’étais pas prête. Il faut être prêt pour que la mort vous accueille. Thanatos ne vous prend pas avec des pincettes. Si vous n’êtes pas prêt, il vous rejette avec une telle violence que vous ne retrouvez pas la vie sans séquelles. C’est un sas, un entre-deux dans lequel il vous envoie pour vous punir de votre zèle et de votre insouciance. Il faut penser la mort. Etre sûr de soi. La pendaison dure quatre minutes. Quatre minutes de souffrance intense pendant lesquelles le doute ne doit pas surgir. Il faut être sûr qu’on est prêt sans quoi la tentative peut se conclure en un fatal échec. Alors j’ai préparé mon suicide. La pendaison étant la mort la plus courte, c’est elle que j’ai choisi. Il paraît que la souffrance ne dure que quatre minutes. Quatre minutes à jouer, quatre minutes aux toilettes, quatre minutes à discuter avec un collègue, quatre minutes avant que le bus n’arrive, quatre minutes à attendre un rendez-vous important. Quatre minutes ? Ce n’est rien. Mais quatre minutes de douleur intense ? Est-ce supportable ? Tant pis. J’ai bien pensé au poignard dans le cœur, je suis allée sur internet pour bien prendre connaissance des positions des organes dans le cœur, vérifier que j’avais un couteau suffisamment tranchant pour ne pas avoir à m’y reprendre à plusieurs fois, car si l’espoir est ce qui meurt en dernier, je crains que le courage soit ce qui meurt en premier… J’ai pensé également à me couper les veines, mais j’ai bien peur que cette forme-là ne soit efficace et qu’elle ne résulte que d’un mythe. La plupart des gens ne meurent pas, ils sont juste paralysés. Pareil avec les somnifères. J’en ai conservé tout un stock à la clinique, mais j’ai lu que l’on ne mourait pas du somnifère lui-même, mais du coma. Les muscles s’endorment, on est paralysés, et le reste des organes meurent d’assèchement… au bout de quelques semaines. Or où puis-je dormir si longtemps sans que je sois réveillée de force ? … même à l’hôtel, la femme de ménage risquerait de le signaler. Ce ne sera ni le cœur, ni les veines, ni le cerveau…. En attendant de franchir le pas, je provoque la mort douce, douce mais subite. L’infarctus et la rupture d’anévrisme. Si ces deux cas ne sont pas pris à temps, on en meurt. Pour ce faire, il suffit juste de freiner le passage du sang en baissant le taux de potassium et en augmentant celui du cholestérol. Si on y ajoute l’anémie, on devrait avoir nos chances…. Mais pour l’instant concentrons-nous sur le mode de suicide le plus probable au sein de la structure, de toutes façons, je suis trop douillette et trop faignante pour un autre mode.
Fixons l’heure : 22h30, après la première ronde, ce qui me laisse une heure et demie pour laisser mon corps se décomposer sans être déranger. Lieu : dans ma chambre à la grille de ma fenêtre. Objet du crime : câble de radio. La batterie est suffisamment longue pour que le nœud se sert et ne se dessert pas pendant la pendaison. Dernière parole : adieu tendre enfance, j’ai été si heureuse.
Non, mon meurtre devra attendre. Je ne suis pas encore prête. Aujourd’hui, il est ni plus ni moins qu’une pensée de secours, qu’une issue rassurante.
Chère Sœur,
Il m’a été conseillé de t’écrire une lettre fictive. Oui, cette lettre que je m’apprête à t’écrire n’atteindra jamais son destinataire parce qu’elle risquerait d’être plus destructrice que constructive si elle lui parvenait. Je ne t’accuse pas. Je ne te dis pas coupable. Je ne t’en veux pas. Mais, j’ai le cœur lourd, et je dois te dire des choses. Même si tu ne peux, ni ne dois les entendre. En conservant cette lettre, je te préserve du mal que je pourrais te faire avec des paroles qui dépassent la réalité et qui ne sont finalement que le reflet de ce vécu personnel et singulier qui n’appartient qu’à moi et pour lequel tu n’es en rien fautive. Si je l’ai mal vécu, c’est uniquement de ma faute.
En revenant dans ce clapier, je me rends compte que je n’ai pas débusqué toutes les épaves qui m’ont fait sombrer dans cette maladie sans queue ni tête. Je ne me suis pas débarrassée de cet os qui me traverse la gorge et m’égorge et m’étrangle et que je m’acharne à recracher jusqu’à m’en fendre l’œsophage. Mais tant que je n’en aurais pas perçu l’ampleur, tant que je ne pourrais en estimer l’envergure exacte, je ne pourrais m’en libérer sans risquer de me détruire. Alors, je fouille comme une archéologue dans la cité d’Ur, à la recherche des origines, à la recherche de ce squelette. Et je fouille, sans cesse, frénétiquement, sans m’arrêter, je me triture les méninges, j’apprends à écouter le silence…
Dans cette cellule verte, j’active mes cellules grises, je cherche, je fouille, je fouine, je fore, je creuse, et creuse encore, et j’ai les yeux plein de poussière, les yeux qui piquent et qui pleurent. Terreuse, crottée je suis un bulldozer. Une machine de destruction boueuse et sale. Et à force de fouiller, je réveille des nostalgies d’antan qui me submergent, et tout me manque. Tout me manque atrocement et j’en oublie d’avancer, de regarder devant moi et j’en perds l’équilibre à nouveau, et je trébuche et tombe et retombe, les genoux en sang, les pieds ampoulés, les coudes égratignés, je n’en peux plus, si tu savais, Nini, tout me manque tellement et je me sens si seule, si désemparée. Je suis nue au milieu d’un champ de bataille, un champ miné sur lequel s’échoue une orageuse pluie d’obus. Je suis mitraillée de tous les côtés, en danger permanent et je ne sais pas comment reconstruire sur ce champ de ruines, si soucieuse de les restaurer. Je dois suivre ma tranchée, ne plus me retourner. Il est impossible que je construise sur ce passé croûté. Mais la nostalgie me ravage avec une telle violence que sans cesse, je me demande si je ne m’écroulerais pas dans le sillon de cette tranchée qui n’en finit pas.
J’ai besoin de toi. Nini. Comment je vais faire ? Comment vais-je vivre sans toi ? Il va me falloir réapprendre à marcher, sans toi, sans ta présence maternelle. Parce que tu vois, en fait, en te perdant, je ne perds pas seulement cette sœur de cœur et de sang, cette intime confidente, cette unique amie, mon âme sœur, je perds aussi une mère. Et je ne le comprends que maintenant. On t’a souvent confié de telles responsabilités que tu as dû grandir plus vite et plus violemment que la moyenne, tu étais maman avant l’heure, obligée et contrainte de t’occuper de nous, tu nous avais à charge, tu devais nous garder, nous surveiller, veiller sur nous. A toi, on t’a volé ton enfance. Très tôt tu as dû être adulte, alors pour toi, renoncer à l’enfant, c’était pour ainsi dire, presque déjà fait depuis longtemps. Tu n’as pas eu le choix, tu n’as pas pu faire de caprice. Tu étais mon exemple, un exemple difficile à imiter, trop difficile sans doute. Moi, j’y ai perdu la raison. J’y ai perdu la santé. A trop vouloir t’imiter, à trop vouloir marcher dans le sillage que tu avais tracé, je me suis rompu les jambes. Je ne suis plus qu’un cul-de-jatte, les ailes rompues, j’ai raté misérablement cet envol que tu as si prestigieusement réussi. Je suis à terre et te regarde, l’œil en coin, la tête sur l’asphalte chaud, les plumes ébouriffées, bientôt une voiture viendra m’écraser et mon échec sera attesté aux yeux de tous. Définitivement. Pour l’instant, je te regarde et je t’admire. Ma sœur. Celle que j’aime tant. Que j’aime trop. Que j’ai trop aimé. Pourquoi m’as-tu quitté sans te retourner ?
Te souviens-tu, nous étions inséparables. Nous étions toujours ensemble. Les trois mousquetaires, les trois mouches, les daltons, les trois sœurs, les trois hommes rouges, les gens ne nous dissociaient pas, tellement nous étions inséparables. Nous étions le trio de choc, nous dormions ensemble, nous partagions la même chambre, le même emploi du temps, les mêmes amis, les mêmes vacances, les mêmes rires, les mêmes pleurs, les mêmes heures de gloire, nous étions toujours ensemble et nous savions que nous trouverions réconfort les unes auprès des autres, quelle que soit l’expérience douloureuse qui nous était affligée. A tes côtés, j’étais forte. La plus forte du monde. Monsieur propre, Monsieur muscle, Superman, Popeye, peu importe, j’étais la plus forte. On était si bien toutes les trois, à passer nos nuits à discuter, à papoter et à rire, à jouer, à faire honte à maman aussi, tu te souviens, dans les magasins, on parlait fort, on se comportait comme des idiotes, mais on avait que faire du jugement des autres, tant qu’on était toutes les deux. Il ne pouvait rien nous arriver. Et maintenant, je suis là, dans cette clinique. Isolée, en quarantaine. Punie. Punie de t’avoir trop aimé. Punie de n’avoir pas su grandir avec toi, avec vous. Punie d’avoir raté. Je suis là, seule, et tout me manque. Et devant mon café et ma petite tartine à la confiture, je repense à ce temps idyllique, le regard hagard, devant un dessin-animé, tentant vainement de recréer un souvenir à partir de bribes et en fond, j’entends ce dessin animé qui me rassure alors que je ne l’ai jamais regardé avec toi, mais je comprends maintenant pourquoi je le passe en boucle, alors que l’intrigue est ennuyeuse et que je connais l’histoire par cœur. Les Totally Spies, les drôles de dames version moderne, trois filles, trois cœurs étreints, trois filles différentes mais qui sont supers douées ensemble et qui se fichent du reste du monde et qui sont capables de déplacer des montagnes pour sauver l’une ou l’autre…. et cette fausse coïncidence se répète maladivement, sans que je m’en rende compte (quelle idiote, je fais !): si au petit déjeuner, les Totally Spies m’accompagnent, au déjeuner, ce sont les sœur Hallywell, Prue, Phoebe et Pepper… les trois sœurs sorcières, capables de vaincre les démons à partir du pouvoir des trois… Ah tu t’en souviens, on regardait cette série toutes les trois, on s’identifiait à tous les trios du monde, on était presque un mythe, le samedi soir, et on était bien. On était si bien, toutes les trois, sous notre tente, avec notre lampe de poche, si forte au milieu de ces figures masculines et pseudo-paternelles. Qu’est-ce qu’on a pu rire, rire de ces prénoms bidons, rire de tout et de rien, il aurait pu nous arriver n’importe quoi, on aurait tout surmonté.
Dans cette plénitude infantile, jamais, je n’avais imaginé que tout cela s’arrête un jour. C’était impensable, dans cette plénitude infantile, dans ce cocon moelleux, j’étais heureuse, je prétendais n’avoir besoin de personne, je ne voulais ni parents, ni amis, ni famille. J’étais forte, et je t’aurais défendu de tous les crimes. J’aurais tout donné, j’aurais tout fait pour te sauver toi, ma sœur, pour te défendre, pour te libérer, pour te soigner, j’aurais tout fait et jamais je n’aurais baissé les bras, je me serais battue jusqu’à en perdre la vie, parce que tu étais la prunelle de la mienne, mon unique pilier, mon unique univers, mon monde à moi, ma bulle, la bulle de verre que nous avions soufflé toutes les trois pour nous réfugier hors des griffes de ce beau-père effroyable, hors d’atteinte, à l’abri de tout. Tu étais tout pour moi ma sœur, et jamais je n’aurais cru que je doive un jour vivre hors de cette bulle qui s’est éclatée quand tu as choisi de nous quitter, de renoncer à ta famille, de renoncer à en avoir une, à en créer une.
Si seulement j’avais pu prévoir que tu m’abandonnes sur ce champ de bataille, sans défense. Que tu crèves la bulle. Je ne comprends pas. Je ne comprends pas. J’ai beau réfléchir, je ne comprends pas que tu aies fait ce choix, sans en souffrir. Tu es définitivement plus forte que nous. Sésé, elle a su se réfugier dans les tranchées sans se faire toucher par les éclats que cette incommensurable crevaison a causés. Elle a réagi vite et reconstruit une petite bulle à elle qu’elle s’est empressée de refermer pour ne laisser personne l’atteindre. Mais moi, je n’ai pas compris tout de suite. J’étais pleine d’espoir, je pensais que tu mesurerais l’ampleur de ma colère et de ma souffrance et que tu reviendrais, que tu reconstruirais avec moi une nouvelle bulle. C’était égoïste et si puéril. Tu es partie et tu as gardé le silence. Tu as joué à l’étrangère. A l’américaine. Avec tes grands airs. Tu m’as laissée tomber. Tu m’as abandonnée. Si tu savais comme je t’en ai voulu
…Pourtant, tu as juste cherché à vivre. Et moi égoïstement, je n’ai pas accepté que tu puisses concevoir de vivre sans moi. Je n’ai pas pu l’accepter. J’ai fait mon caprice. C’est comme si je cherchais à ravauder ce bout de tissu qui s’effiloche sans que je puisse rien n’y faire, nos liens se rompent et s’usent de plus en plus, ils s’amenuisent et je me sens si impuissante. Si loin de toi. Plus le temps passe, plus je perds espoir de te retrouver un jour.
…C’est comme si je devais faire le deuil de ma sœur, cette sœur que j’aime trop pour grandir sans elle…
Pourquoi suis-je si faible ? Pourquoi n’ai-je pas pensé, dans mes plans, à construire un escalier de secours ? J’ai construit une maison sans escalier et l’ascenseur est cassé. Je suis clouée là, tandis que toi tu vis. Et j’essaie en restant malade de te garder près de moi, de rester enfant pour que tu continues à jouer ton rôle de mère, de sœur « responsable »… Combien de fois te l’ai-je reproché, ce soi-disant « compliment » que les adultes te faisaient à tort et à travers ? Et ça t’agaçait, je m’en souviens encore, cela t’irritait tellement et je le savais et par esprit de vengeance, comme pour te faire mal, je m’évertuais à te le répéter les larmes aux yeux, la gorge serrée, parce que je savais que ça te faisait du mal.
Et maintenant, je regrette que tu ne sois plus là pour m’épauler dans ce monde hostile. Je garde la maladie en moi comme un fil qui me lie à toi et qui pourtant s’affine de plus en plus à force de tirer dessus et de m’y pendre pour te retenir. Tu ne m’écris plus. Tu en as assez. Et secrètement, je te comprends. Je suis coupable. Tu vois Nini, ce n’est pas toi la fautive dans cette histoire. C’est moi. Je suis l’unique coupable ! Je ne sais pas grandir, j’ai perdu le mode d’emploi, j’ai voulu faire la grande, me débrouiller toute seule et j’ai jeté le mode d’emploi et les précautions d’usage.
D’ailleurs, ce n’est pas une maladie dont je souffre. C’est moi qui m’inflige ces bleus, ces douleurs, c’est moi qui m’assène de coups, je me frappe et me fouette pour que tu me vois, pour que tu viennes à mon secours comme un prince charmant, pour que tu reviennes, comme un happy end comme dans Walt Disney, … tu me manques… je ne peux pas vivre sans toi parce que tu ne m’as pas donné les clés de cette maison sans escalier de secours. Tu as oublié de me donner les clés en partant, Nini… Tu as fermé derrière toi pour me protéger du danger extérieur mais tu n’as pas pensé à tous les dangers intérieurs. Tu as juste claqué la porte et moi j’ai crié par la fenêtre, je crie encore, bientôt aphone, ton nom et je me demande sans cesse si je ne devrais pas sauter pour me libérer de cette maison vide, dévastée, fermée à clé dans laquelle j’étouffe à cause de la poussière qui s’y est accumulée, tu m’as laissée avec tous nos souvenirs. Sans te retourner.
Je suis coupable. Pourtant, je ne peux m’empêcher de t’en vouloir, tellement j’ai mal, tellement tu me manques. Tu as laissé un tel vide en moi, en partant, Nini, un vide que je ne peux pas remplir sans toi. J’ai beau cherché des compensations, rien n’y fait. Tu es partie, et je dois faire avec. Ça va être difficile, mais il va falloir que j’apprenne à construire. Sauter, ce serait facile ; mais ce n’est pas la solution, faut que je le construise cet escalier que tu n’as pas construit, quitte à avoir le vertige, quitte à flirter avec le vide le temps du chantier. Je dois faire sans les clés. Je ne les aurais plus de toutes façons, je dois apprendre à construire toute seule et sans modèle, alors cet escalier, il sera peut-être pas bien solide, un peu bancale sans doute, un peu cabossé sûrement, mais je ne pourrais quitter cette antre dans laquelle toi et les autres, vous m’avez laissée, seule, si je ne le construis pas bientôt.
Je n’arrive pas avaler. J’ai l’œsophage élimé. Je n’arrive pas à ingérer, ni à digérer. J’ai un os énorme en travers de la gorge. Je n’arrive pas à accepter. C’est bien ça. Je refuse. Je fais mon caprice. Je régurgite. Je rumine. Je campe sur mes positions. Comme un gros bébé. Je ne veux pas avaler le fait que tu sois partie. Et je refuse de devoir me faire à cette situation, du coup, je rumine, je renvoie, comme pour revivre de façon boulimique le bonheur dont je dois aujourd’hui me priver pour grandir. Grandir sans toi.
Tu te souviens, on avait construit tout un monde imaginaire à l’instar de Peter Pan. Tu étais Peter, j’étais Wendy et tu venais me chercher la nuit pour qu’on s’évade… On n’arrêtait pas d’inventer des jeux, des univers, des rôles ensemble. On avait inventé tout un vocabulaire même, pour être plus fortes que les autres, tu te souviens à Corrençon, le flip out, le stand up 360 et notre façon de skier sur les genoux, qu’est-ce qu’on a pu rire, et quand on regardait en boucle la forêt enchantée, ou les cartoons et le top cinquante avec papa et les plateaux télé, la crème mont blanc à la compote et à la crème de marron, et quand on jouait sur les lits superposés à faire n’importe quoi, quand on jouait dans le grenier avec Goldorak, aux playmobils, mélangeant les sans têtes du western avec les petits bourgeois de la belle époque, comment je vais faire pour oublier tout ça ? Rien allait ensemble et pourtant c’était si harmonieux ! Et quand on a voulu créer un groupe de musique, alors que ni l’une ni l’autre n’était douée de musicalité, quand on jouait de la batterie dans la piscine de Mamie ou encore quand on regardait « Hartley cœurs à vifs » et « un dos tres » après les cours, on était tellement heureuses…. Peut-être que toi, tu ne l’étais pas en fait et moi j’étais aveuglée de bonheur et d’amour et je n’ai pas su voir toute la douleur qui t’habitait déjà et dont il te tardait de te débarrasser. Toi, tu voulais avancer et moi, je ne faisais que freiner la cadence… Erreur de timing ? Mauvaise synchronisation des montres comme dirait Parker Lewis. J’aurais aimé que ce bonheur ne s’arrête jamais. Le divorce, c’était du pipi de chat à côté de notre trio. Tristan, Frédéric et toutes ces horreurs d’hommes que maman avait choisies comme compagnon, ne pouvaient rien contre nous, Fréderic voulait « pourrir » la vie de Sésé, « bousiller » la mienne comme il disait, mais en fait il avait peur de nous, il se sentait bien impuissant, parce que quelle que soit la situation, on se serrait les coudes. Même papa nous en a voulu d’être aussi proches, on était comme un mur, une forteresse, une muraille parfaitement indestructible contre laquelle il se heurtait à chaque fois qu’il exprimait son ressenti. On était liées, nouées. Comme un tout. Une unité. Un truc incassable. Comment est-ce possible que ce trio se soit brisé.?Comment est-ce possible que ce roc impassible ait succombé ? Ait plié ? Ait rompu ? Me suis-je leurrée, toutes ces années ? Je n’arrive toujours pas à comprendre.
Je me rends sur la tombe de cette relation dont il ne reste que l’écume du souvenir. Un souvenir tellement heureux qu’il en est douloureux. J’ai le cœur si lourd. Peut-on encore réparer, rafistoler ce bateau échoué ? Je t’en prie, donne-nous une nouvelle chance pour repenser une relation, mais une vraie relation, je ne peux pas renoncer radicalement à toi… et personne ne l’exige, du reste…
Tu te souviens, on faisait nos devoirs ensemble, on apprenait ensemble, je venais dans ta chambre, on restait toute la matinée en pyjama. On ne pouvait jamais être seule. Même après, quand tu Skypais avec Jon, tu restais près de moi. Dire que tout est fini. Que rien de tout ça n’aura plus jamais lieu. Ça me fend le cœur. Et pourtant, je dois faire avec, je dois couper le cordon et je ne dois pas te retenir, je n’ai pas le droit de te retenir, tu as le droit de vivre ta vie comme tu l’entends, une vie heureuse, quels qu’en soient les sacrifices. C’est à ton tour d’être heureuse, à ton tour d’être libre…
C’est comme si la maladie me servait de digue, de mole, pour retenir ce qui est en train de m’échapper. Comme si j’essayais de figer ce qui naturellement se meut, retenir cette eau impétueuse qui ne demande qu’à s’échapper, comme si obstinément j’essayais de retenir cette enfance qui pourtant est révolue, définitivement révolue. L’ennui, c’est que moi je me suis construite avec toi, au sein de ce trio infernal et qu’à l’extérieur de celui-ci, je me sens étrangère et vide, je n’ai plus de rôle, plus de fonction, je suis comme un embryon avorté, un prématuré, plus de place prédéfinie, je suis perdue, égarée, sur le bas-côté et j’attends passivement qu’on vienne me chercher… A quoi je sers, maintenant, sans vous ? Qui est-ce que je suis ? Je me sens si vide. Je suis une page blanche qui doit être noircie pour ne pas être oubliée, pour faire partie du bouquin. Et pour la noircir, je dois trouver une nouvelle encre, de nouvelles choses, et ne pas chercher à revivre boulimiquement le passé avec de l’encre sèche et croûtée. Ma maladie, c’est la nostalgie, la mémoire, c’est elle qui me rend folle, qui me rend triste, qui m’oblige à ruminer, à remplir frénétiquement… Or, la vie m’attend, plein de nouvelles choses m’attendent, je n’ai qu’à construire avec ce qui se présente à moi sur ce sentier inconnu, hasardeux. Toi, tu es partie sans te retourner, moi je suis restée en me retournant, je marche à reculons, je m’agrippe à toutes ces choses révolues, désespérément et vais dans le sens inverse de la marche, c’est parfaitement insensé. Malsain.
Je dois me résoudre au fait que jamais plus rien ne sera comme avant, je ne dois pas retourner sur ces lieux passés dans l’espoir de revivre quelque chose qui n’est plus, je dois cesser de penser à Zermatt, à la Norma, à toutes ces fois où tu es venue me rejoindre en Allemagne, pour qu’on partage cette vie ensemble, pour qu’on défie la distance géographique qui nous séparait, il faut que je regarde devant moi, comme toi. Je dois réapprendre à rire sans toi, sans l’écho de tes éclats, de ta joie, de ta voix… Je n’ai pas le droit de te retenir, ni le droit de te culpabiliser, et je ne t’enverrai pas cette lettre, je te préserverai de ma souffrance anormale, je te laisserai vivre la vie que tu as choisie sans mot dire, sans maudire et je me forcerai à oublier pour être heureuse, pour toi… Sans toi…
Soudain le souvenir de ma grand-mère… sans doute les heures les plus douces de toute ma vie, les plus heureuses. Choyée, chérie et cajolée,
[Passage non censuré... Oriane n'avait simplement pas fini de travailler sur ce chapitre]
Notes:
Commentaire général: Je n’ai pas abandonné Oriane sans me retourner, et je ne me suis jamais arrêté de lui écrire. Bien sur, il y a eu des périodes plus lentes que d’autres, mais pour moi, rien avait vraiment changé… Évidemment, y avait plus de nuit dans la chambre de l’une ou de l’autre, mais ça, ça faisait longtemps. Je me souviens de tous les souvenirs qu’elle évoque, de bons souvenirs... Et ce dessin animé, la forêt enchantée, je ne l’aimais pas tant que ça. Le seul passage qui me faisait marrer, c’est quand la fille part à la recherche de la fleur rare et qu’elle perd sa bague. Oriane faisait une imitation à mourir de rire de “Ou c’est qu’elle est ma bÂgue?”.
Moi, ce que je comprends pas, c’est qu’elle a été la première à partir et plus d’une fois... et elle me manquait et j’attendais ses lettres avec impatience. J’en ai même fait une collection. Après ce fut les emails et je les imprimais pour les coller dans un carnet, mon carnet de correspondances. Je crois même qu’il est toujours dans le bureau de ma chambre de Ste Foy.
Le Gang des Dealers de Nutella
Quand la nuit étend ses longs bras noirs sur les toits gondolés de l’insalubre masure, quand le coq sur le fait s’emmitoufle de son ombre majestueuse et que les grillons s’échinent à fredonner l’ultime sérénade d’un été mourant, quand les infirmières se retranchent dans leur bocal médicamenteux, jouant aux alchimistes du dimanche, égrenant leurs cachets dans quelques piluliers ordinaires et se martelant la cervelle en ces heures incongrues, s’égarant toujours davantage dans les comptes ; au rez-de-chaussée, les souris dansent, les ombres valsent. Le deal commence. Les portes s’ouvrent et se referment, les mouvements sont rapides, alertes, vifs, les silhouettes apparaissent et disparaissent aussitôt, avant même que les contours ne se distinguent, des visages furtifs surgissent puis se dissipent et s’effacent soudain. Les dealers profitent de ces heures somnolentes pour agir en toute impunité. Le troc bat son plein. Objets, denrées, argent se changent et s’échangent, passent de mains en mains. Tout se passe très vite. Dense trafique, danse tragique, pensée tacite de ces corps incontrôlés, incontrôlables. Cadence compulsive. Pulsion, tu es leur unique moteur, leur dieu, leur tyran. Désir, avec sadisme, tu agites les fils de ces pantins effrénés. Les échanges se font et se défont dans la hâte et la discrétion.
Et ce sont désormais des quantités incroyables qui circulent çà et là, qui franchissent les seuils de ces chambres anonymes et aseptisées, des pots de Nutella, des bolées de surimis, des mélanges douteux, de la pâte de spéculos, des paquets de gâteaux secs, des mottes de beurres volètent de chambre en chambre, en transit, passant de mains en mains, de sac en sac, de porte à porte, du prêt-à-porter, du prêt-à-manger, de bouche à oreille, de bouche en bouche, pour finir exclusivement dans le méat béant d’une poubelle, dans la gorge déployée d’un sac plastique, en format liquide et vaseux. Une poubelle qu’elles pendront, ensuite, sans vergogne à la poignée d’une lucarne, attendant que le sac plastique cède et s’étale anonymement au pied du mur extérieur, explosant sur la terre battue dans la cour attenant à la cantine.
Derrière le trou de ma serrure, comme pour tuer ces heures interminables, j’observe discrètement ce jeu de mains, ces vilains va et vient, ces malins allers-retours fantomatiques, cette valse d’ombres difformes qui caressent les murs et s’adonnent à de bien morbides pratiques, engageant leurs corps désobjectivés, dépréciés, maltraités, ignorés même, dans ce jeu de poker. Voici la mise, mesdames : votre corps est en jeu. Votre corps gît sur le tapis, pauvre marchandise de troc. Les dés sont jetés. Les jeux sont faits. La roulette tourne. Bonne chance. Vous êtes dans la merde. Je suis le croupier. Et je me gausse derrière mon judas. Tel un sismographe, je liste l’ensemble de ces mouvements insensés, froidement, sinon sans cœur, du moins, écœurée.
Je suis un fantôme qui hante les couloirs, rase les murs, habite les lieux d’un souffle suave, l’œil caverneux, le regard torve, les joues creuses, le visage émacié, le dos voûté et le genou cagneux, j’arpente d’un pas douloureux, les couloirs étroits de cette bâtisse insalubre dont je ne supporte plus l’odeur malade. J’erre comme un fauve dompté, un fauve en cage qui feint l’obéissance. Pourtant l’impatience boue en moi. Je suis comme une bombe à retardement, agacée par les cris des patientes, irritée par leurs gémissements, leur tristesse passive et leurs plaintes incessantes. Je baisse la tête et ne croise aucun regard, de peur d’être contaminée par cette compassion misérable, pitoyable. Distante, je suis la spectatrice d’un spectacle à la fois effroyable et ridicule, une piètre parodie de la misère humaine. Et je suffoque. Je suffoque dans cette atmosphère nauséabonde, malsaine, ou se mêlent chamailleries puériles et velléités cruelles. Je suis lasse, lasse de cet enfermement dont je ne vois le bout. Lasse, fatiguée, saoulée. Il me tarde de reprendre le navire pour risquer une nouvelle fois les eaux agitées du Styx…
Quel triste reflet, quels tristes contours se meuvent lascivement, avec une insupportable indolence, dans cet immense miroir qui me fait face. Qui me fait front.
Les eaux du Styx ondulent langoureusement sur le corps assoupi du géant Neptune qui depuis que je vogue sur cette fluide couverture mouvante, s’est muré dans le silence de ses profondeurs. Il n’a dit un mot, ni même bougé un doigt. L’hypnotiseur est en colère parce que j’ai préféré affronter les démons marins à la fuite onirique dont il serait le guide spirituel. Neptune, mon père feint la somnolence. Combien de temps, ce sommeil va-t-il durer et de quelle nature en sera l’éveil ? C’est un silence bouillonnant, un silence plein de hargne, de rancœur et de vengeance.
[Passage non censuré... Oriane n'avait simplement pas fini de travailler sur ce chapitre]
La belle échappée
Mnémosyne m’a suivie. Pour la seconde fois, j’ai quitté la clinique. Et Mnémosyne toujours là, derrière mon dos, discrète, le regard transparent, m’épie. Inlassablement. Un sourire aux coins des lèvres, elle est là, à chaque coin de rues, comme une menace, comme une piqûre de rappel, comme pour me dire : « Lou, rappelle-toi, ce que le docteur a dit : tu as vécu quelque chose de grave, quand tu décideras d’en parler, les choses pourront évoluer et la maladie disparaitra…. »
Je ne comprends pas.
Je ne comprends toujours pas, et je continue de me triturer les méninges, tout en me persuadant, parallèlement que j’ai trouvé la pierre angulaire, le fin mot, le hic, le toc, l’os, le truc, et que si je suis malade, c’est uniquement dû au passé familial, à ma relation chaotique avec mon père… c’est tellement plus simple… Pourtant, intérieurement, le hic, le toc, le crac, le bug, il est toujours là, scellé. Caché. Tu. Et les angoisses se délient doucement des cordes qui les enserrent, et les mauvaises pulsions rusent et manipulent les codes, redoublent de finesse et finassent sans cesse et sans lassitude, ces pestes minables, ces infâmes pétasses. Bientôt, elles trouveront la bonne combinaison…. Encore quelques secondes, quelques minutes, quelques heures, même quelques jours peut-être, qui sait et elles reviendront de plus belle, profitant de l’absence du cadre pour se renforcer et agir délibérément dans ce corps qui de toute façon ne m’appartient plus…. je suis impuissante, lasse, condamnée sur le bas-côté, à regarder les monstres défiler avec leurs affreux masques, leurs démarches déhanchées et leurs grimaces immondes sur cette route minée… je suis assise sur une bombe à retardement. Je ne sais pas quand elle explosera mais j’entends le compte à rebours, parfois je crois entendre mon cœur, parfois l’horloge, et parfois je l’entends bien distinctement, et je sais que mes jours sont comptés, sur cette terre que j’ai tant chérie.
Jo, mon ami m’a demandé les quelques feuillets noircis en cellule ; Jo sait que j’écris à mes heures perdues. Il sait aussi que la matière est inspirée de ma vie. Or, le Jo, c’est un curieux indécrottable, un incurable « je mets mon grain de sel partout ! ». Mes amies et moi, nous l’appelons « Gossip Boy » … il n’aime pas trop ce surnom, mais il faut avouer qu’il lui va comme un gant. Il veut toujours tout savoir. Être au courant de tous les petits potins qui circulent de bureaux en bureaux, de bouche en bouche, à la bibliothèque entre les rats des champs et les rats des villes, quand les chats sont partis et que les souris dansent. Une taupe qui chemine à travers les nombreux tunnels. Une vraie petite nénette, le Jo. D’ailleurs, s’il s’attire les faveurs des hommes à l’affût des ragots et des bons plans, parfois il s’attire aussi les foudres de la population féminine à mettre son grain de sel partout. Certaines prétendent qu’il manque de psychologie et de discrétion, à répandre des rumeurs à qui mieux mieux. Moi, je l’aime bien, le Jo. Il a un grand cœur. Un très grand cœur. Et je ne pense pas qu’il manque de psychologie. Il est très fin, ses analyses qu’elles soient littéraires ou non, sont toujours d’une extrême pertinence. Il est perspicace et très attentionné, le Jo. Je l’estime beaucoup. Plus qu’il ne le croit. J’ai besoin de lui, de son regard de druide, j’ai besoin de l’entendre… Aujourd’hui, je m’apprête à lui soumettre mes écrits, sans conviction mais dans l’espoir secret qu’il m’éclaire… pourtant, comment le pourrait-il alors que moi-même je suis plongée dans une profonde obscurité; alors que moi-même je ne comprends rien à ce qu’il a pu m’arriver ? J’ai beau fouiller, farfouiner, fureter çà et là. Je ne comprends toujours pas. Je me heurte à de nombreuses épaves, je les secoue, en explore les décombres, avec la patience d’un détective, mais ce ne sont pas celles-ci qui alourdissent tant mon ventre plein de miasmes. Il y a autre chose ; quelque chose que je ne peux pas nommer, que je ne vois pas, que je n’entends pas, quelque chose qui est là sans que j’arrive à mettre la main dessus…. mais comment le Jo pourrait-il le trouver, si moi-même, je ne le vois pas ? Je suis épuisée, je cherche depuis des mois, et je ne trouve pas ; je ressens juste cet énorme sac, cette pierre dans mon ventre qui me donne envie de vomir, cette pierre, ce roc dont je n’arrive pas à me débarrasser, qui est toujours là dans le bas du ventre, et qui s’effrite parfois le long de mon œsophage…
Quelques jours plus tard, non que dis-je…. A peine quelques heures plus tard, je reçois un message du Jo. Un message extrêmement touchant dans lequel il se confond en compliments de tous genre, m’assurant que mes écrits lui plaisent, qu’il les a même dévorés, comme rarement il l’a fait avec d’autres récits…. Et puis il me dit que bientôt, il m’enverra une liste de commentaires numérotés….
Dans l’attente de ceux-ci, je relis ces quelques lignes que je lui ai soumises…. je relis cherchant à anticiper les commentaires du Jo, à prévoir la façon dont ils vont ou pas me toucher…. J’anticipe, comme toujours…. stressée, impatiente, angoissée, anxieuse, comme toujours…. cette fois-ci, je n’ai mis aucun filtre… je me suis livrée à cœur perdu, à bras ouverts, à gorge déployée… Je ne me suis pas relue avant de lui envoyer le papier… Je suis complètement folle ! Où avais-je donc la tête ? Ai-je fait une erreur ?… que va–t-il penser ?… et déjà je regrette…. il va me juger, il va me trouver répugnante, stupide, sale… que va–t-il penser ?… vais-je perdre cet unique ami pour lequel j’ai tant d’estime ?… comment ai-je pu me livrer aussi impunément… N’ai-je donc aucune pudeur ? Aucune retenue…. je suis pareille à ce vomi que je produis quotidiennement. Je suis du vomi. De la merde en boite. Ni plus ni moins…
Vous avez un nouveau message.
Jo a écrit.
Titre : commentaires sur tes écrits….
Mon cœur bat. Celui que je croyais mort, je le sens battre à nouveau. Il bat si vite. J’ai la boule au ventre. Je suffoque. Je clique. Je lis en travers. A la recherche de l’unique remarque blessante qui pourrait s’être introduite au sein de ce message amical. Je lis en diagonal et me heurte soudain au roc. A cet énorme roc. Ce roc qui occupe tout mon ventre. VIOL. Jo a écrit quatre lettres. Quatre lettres décisives. Quatre lettres inédites. Douloureuses. Scandaleuses. Outrageuses. Surprenantes…. Quatre lettres. Mnémosyne me regarde. Il me semble que son rictus devienne plus insistant.
Et j’oublie. Je ferme ma boite. Je ferme la boite à pandore. J’oublie. Je ferme le document. Je ne relis ni mes écrits, ni ceux de Jo. J’oublie. Je ne réponds pas à Jo, j’allume la télé, je m’affale dans le canapé. J’oublie. Je dors. Ou pas. Je m’abrutis avec un programme idiot. Je recherche le programme le plus idiot possible. Je n’ai que l’embarras du choix…
Quelques jours plus tard, Jo a réécrit. Il s’étonne de mon silence, se confond en excuses, s’imagine qu’il a eu des propos blessants, crus ou inappropriés, demande des explications, regrette, accuse, assume, culpabilise et tout le patakès…
Gênée, je lui réponds aussitôt, le remercie pour son attention, ses corrections, ses remarques, son aide, ses mots, ses compliments, sa douceur, son tact, sa psychologie, et le remercie encore et encore. Et puis je reviens sur ces quatre lettres. Fatales. Et je lui dis, l’air de rien, ne jamais y avoir pensé. J’achève ce message par quelques banalités sans nom, deux trois formules de politesse bien choisies et un ordinaire : « je vais y réfléchir ! » , aux résonances anodines…. Je badine….
Mais ces lettres tournoient et volètent. Non. Elles ne volètent pas. Elles frappent, elles claquent, elles cognent, elles tonnent, détonnent, sonnent et résonnent. Froidement. Elles cognent, elles rossent, elles talochent, elles tambourinent. J’ai la migraine. Une Insoutenable migraine. Ma tête enfle : une vraie montgolfière. Une montgolfière clouée au sol. La plus lourde des montgolfières du monde. Aucun hélium ne suffit à la soulever. Mon roc se durcit encore davantage… Ces lettres, je les ai lues. Je ne peux pas fermer la porte, je ne peux pas mettre de mouchoir, je ne peux plus rien cacher ni rien voiler, Mnémosyne me regarde avec insistance et lève l’index comme pour me rappeler à l’ordre.
J’écris à Nini, et l’air de rien, toujours, je lui soumets le mail de Jo, en lui témoignant l’étonnement que j’ai ressenti à la lecture de certains commentaires et lui demande alors les siens. Nini, toujours attentionnée et aux aguets accepte et m’assure qu’elle me répondra dans les plus brefs délais.
La nuit tombe. Au petit matin, une sonnerie retentit. Message instantané : « J’ai lu les lignes en questions. Effectivement, ce que tu décris ressemble sévèrement à un viol »… mon cœur s’accélère et le tambourinement de ces lettres résonne à nouveau dans ton mon corps mêlé aux battements de mon cœur. Indicible cacophonie… Quelle horrible migraine !
RDV chez le psychologue. Il s’appelle Pascal. Il a une cinquantaine d’années. Il a le regard doux, le ventre plein, l’allure négligée, la barbe de trois jours, le crâne chauve, la voie posée, l’attitude sereine. Il m’invite à m’assoir dans un fauteuil particulièrement confortable, faut bien le dire. Il est 10h00, j’ai loupé le rdv de 9h00. Acte manqué. Je n’en sais rien, je m’en fous…. je lui présente mes excuses ; il semble ne savoir qu’en faire. Il ne dit rien. Il sourit juste. Puis, il me demande qui je suis, ce que je fais, ce que je vis, ou et avec qui je vis, ce qui m’amène chez lui. Je lui dis que c’est un hasard et – au risque de blesser son ego - que j’ai fait ¨plouf plouf et am-stram-gram et pic pic et collegram et flouchstram et que le roi et la reine ne voulaient pas et que ce ne serait pas toi et que pic et pic et colle gram et que finalement mon doigt a ripé sur ce numéro et que je me suis dit pourquoi pas et que j’allais bien voir, et lui m’a dit d’accord, mais qu’il ne croyait pas au hasard. « Alors tant pis… »… « Tant pis ? », pourquoi, je ne sais pas…. peu importe. Je le laisse papoter… sans grande conviction … Des psys, j’en ai vus, alors bon, je ne suis pas née de la dernière pluie, ce n’est quand même pas à un vieux singe qu’on apprend à faire la grimace, et même si je ne suis ni vieille, ni un singe, et qu’il ne pleut pas et que de toutes façons je n’ai pas envie d’apprendre à faire la grimace et que c’est surement pas lui qui m’apprendra à la faire, je me laisse amadouer parce que je n’ai plus envie de résister, de lutter, parce que je suis fatiguée, et que j’en ai assez de me battre contre des fantômes que je ne vois pas, que je ne touche pas….
Le bon m’sieur me dit qu’il est praticien de l’EMDR. Alors, j’aurais bien envie de dire qu’il est praticien de la thérapie « mort de rire » , mais le E dérange fâcheusement le déchiffrage de cryptogramme, et du coup, je lui laisse le bénéfice du doute et l’écoute à moitié, désabusée, désenchantée, désillusionnée, fatiguée de ces théories bidons qui ne servent à rien…… et pourtant son explication résonne…. et pas creux, pour le coup…. des mots clés me pénètrent : sécurité, traumatismes, confiance, assurance, passé, refoulement…. mais surtout ce mot-là : sécurité…. « Je vous propose de retrouver votre sécurité existentielle et de vous rendre maître à nouveau de votre vie, vous allez être active ! » … - « …ah oui ??? » …. - « Oui, vous allez être active et ce, par le biais de stratégies reposant essentiellement sur la force de l’imagination….. »
« L’imagination ? »
Mais, c’est mon truc ça…. Depuis que je suis toute petite, je me raconte des histoires, je baigne dans mes petits contes, je chante des trucs un peu fous, pour me rassurer, pour m’enfuir, pour me créer des univers doux à l’image de mes envies, de mes désirs, de mes attentes… l’homme a prononcé le mot magique. Et Peter Pan frappe à la fenêtre de Wendy et les deux corps s’envolent, légers et heureux…
Peu à peu je redescends de mon envol prématuré et la voix du magicien résonne à nouveau, rompant l’apesanteur…
- Etes-vous d’accord ?
- Oui, et sans réfléchir, nous convenons d’un rendez-vous, la semaine suivante.
Secrètement, je me ris de cette bedaine assise dans son fauteuil, persuadé du bienfondé de sa thérapie farfelue, de sa thérapie à quatre lettres six sous…. L’EMDR, quelle drôle de blague ! Enfin, si l’homme est un clown, nous aurons peut-être le plaisir d’en rire… Une heure de rire à soixante euros, c’est un one man show au stade de France ça, une entrée VIP, même…
- Asseyez-vous.
- Etes-vous prête ? Nous allons travailler un élément traumatisant.
- M’autorisez-vous à vous tutoyer et à vous toucher pour les bienfaits de la thérapie…
- Oui (bande de pervers ! au point où j’en suis…. Mon corps ne m’appartient plus, faîtes en ce que vous voulez, je m’en fous, je l’habite que par intermittence, je le sous-loue, alors squattez-le…. Ca fait bien longtemps que je n’ai plus de droit de propriété. Allez, touche, cochon !)
- Rappelez-vous une situation traumatisante.
La voix de l’homme est douce et monotone. Il ne cesse de répéter la même phrase. Je ferme les yeux. Automatiquement. Je m’endors. Presque… J’entends sa voix qui se heurte et se bouscule à cet horrible souvenir qui me submerge subitement… Tout d’un coup, celui-ci prend une ampleur insoupçonnée et il occupe toutes mes pensées…
Bb me maintient sur le lit, fermement. Non, nous ne ferons rien ce soir, je ne veux pas. Je suis juste venue te rendre visite. Bb me regarde avec son regard sombre, un sourire narquois aux coins des lèvres, ses épaules s’érigent comme deux immenses bâtiments au-dessus de mon corps et mes mains sur celles-ci paraissent ridicules, impuissantes. L’homme est tellement fort et son rire retentit. Diaboliquement. Tu as peur, hein ? Oui, j’ai peur. Je suis recroquevillée sur moi-même, si faible. J’ai si peur. Comme une biche, frêle face au chasseur armé. Elle sait qu’elle n’est rien face à son prédateur et elle espère désespérément… Elle croit encore en la possibilité d’une fuite salvatrice. Je vais te baiser. Je vais te pénétrer. Je vais t’enfoncer ma queue. Tu vas la sentir bien au fond de toi. Tu vas bien la sentir, tu vas voir. Je vais te baiser. Arrête d’avoir peur, ça me donne encore plus envie. Je ne peux pas me contrôler, je vais te défoncer. Aller, ouvre tes jambes, enlève ta culotte ! Baisse ta culotte, je te dis. Fais pas ta farouche ! Aller, je vais te la déchirer. Je m’en fous. Je vais te baiser.
C’est comme dans un mauvais rêve. Je n’entends pas ma voix. Aucun mot ne sort de ma bouche. Mes lèvres sont comme paralysées. Incapables de se mouvoir. Je suis la petite sirène. J’ai fait un pacte avec le diable. J’ai perdu ma voix. Et l’homme se frotte sur mon corps désarmé, sur mon corps nu, un corps qui ne m’appartient plus, un corps aux enchères, « allez, qui dit mieux… Faîtes vos jeux, bandes de gros dégoûtants, ce corps est à vendre, aller, 5 francs pour ce corps sans défense ! Adjugé. » Tu peux te rhabiller, je dois y aller. Prends tes affaires, dépêche-toi !
- L’homme était si fort…
Je suis en sanglot. L’homme était si fort. Mes mains ne faisaient pas le dixième de ses épaules de nageur. Je n’arrivais pas à freiner cet horrible va et vient sur mon corps. Je n’y arrivais pas. Lui, il croyait sans doute que c’était un jeu. Ce n’était pas de sa faute. Il a cru bien faire. C’est moi la petite salope. Je l’ai aguiché. Je suis allée chez lui. Je n’avais ni ceinture de chasteté, ni bague d’abstinence, ni autre objet symbolique prévenant la libido d’un homme normal. Tout à fait normal.
Je suis toute cassée. A l’intérieur, je suis toute cassée. Je suis un instrument désaccordé. Je suis la bête que l'on abat à l'arbalète, la corde tendue, la bête que l'on étête, et dont on conserve les abats. Abattue, la tête en bas, fendue…
….Quand j’ai voulu réincarner mon corps, je n’ai trouvé qu’une enveloppe déchirée, dévastée, trouée, çà et là, bombardée. Une guenille de vie pleine de courant d’airs. Quand j’ai voulu retrouver une fonction sociale, on m’a claqué la porte au nez. Et peu importe à quelle porte mon point fermé se hasardait, toutes demeurèrent fermées. Blindées. Quand j’ai voulu retrouver C. celui-ci me repoussa. En trois mots. Ecrits noir sur blanc. Trois mots, ni plus ni moins : c’est fini. Quand j’ai voulu retrouver ma famille. Elle était déjà partie. Loin. J’étais seule. J’avais tout perdu. Il ne me restait plus rien à quoi me raccrocher. Plus de mari, plus de travail, plus de famille, plus de sécurité, plus de résonnance, plus d’existence, plus rien que des brisures, des bris des débris, des copeaux, des restes. Que de la peur. Une peur incommensurable et glaciale. Nue, seule et frigorifiée. Nue, seule, frigorifiée et toute cassée. La descente aux enfers n’avait de cesse.
Plus rien ne me retient désormais. Plus rien ne me réjouit. Je suis une coque vide. Une coquille vide et morcelée. Les fêlures se répandent et se prélassent sur la coque menaçant à chaque instant de la rompre définitivement… et j’attends que le temps passe. J’attends juste que le temps passe. Et quand il ne passe pas, je l’avale pour qu’il passe plus vite. Je mange et je mange et je dépense comme si je défiais la montre, comme si je défiais ce temps qui ne passe pas, comme si je défiais ce vide qui ne se remplit pas malgré la plénitude et l’abondance que la vie nous offre.
Le psychologue tente tant bien que mal de prononcer quelques paroles rassurantes, déculpabilisantes. Mais, je l’entends à peine. Le rire du violeur résonne plus fort encore et recouvre la voix du vieux sage, l’étouffe d’une part et me glace l’échine, d’autre part. Je frémis, je frissonne, je grelotte, j’ai froid. J’ai tellement froid. Depuis que je n’habite plus ce corps, c’est comme si j’étais SDF un soir de Noël qui sans cesse se répète, infiniment. Je suis sur le paillasson, accroupie à côté de mon corps. On m’a mise à la porte. Et j’attends devant, comme un chien errant qu’on veuille bien m’ouvrir.
C. s’étonne que je dorme les bras croisés sous le ventre. Trois collants, deux pantalons, et quatre à cinq pulls, alors que le chauffage est réglé sur 24 degrés Celsius. Un oignon rabougri. Premier lien.
Bb me croise un jour d’été, quelques mois plus tard… Je ne pèse plus que 32 kilos et j’arbore mon ossature sans honte, comme si le caractère saillant de mes os suffisaient à menacer et à repousser la libido dangereuse de l’homme langda. J’arbore mes os comme une haie de couteaux aiguisés, prêt à poignarder le premier qui osera poser sa main sale sur ma peau éraflée. Je vous haie tous, et je marche, le port droit, fière comme un paon, je vous encule tous, vous les hommes et votre horrible phallus. Je suis une armée de soldats à moi toute seule et je me gausse, je me ris de vous et de votre faiblesse, de vos désirs répugnants et vils. Deuxième lien.
… Oui, je me souviens de ce jour où je t’ai croisé dans le hall de la bibliothèque et tu me regardais avec tes yeux de merlan fris, ton regard hagard, ahuri…. Espèce d’abruti. Je me souviens de cette haine qui soudain m’envahit :
- Oulà, mais que t’est-il arrivé ? T’as plus faim….
Quel connard. Son regard inquiet, presque coupable m’insupporte. J’aimerais le gifler, lui envoyer la plus grosse claque qu’il n’ait jamais reçu, lui presser les testicules si fort qu’il ne puisse même plus crier. Qu’il en reste muet. Comme moi, je l’ai été. Muette, alors qu’il enfonçait son épée dans mes entrailles. J’aimerais lui percer les yeux si profondément que son sang jaillisse comme un geyser. Je te hais. Tu m’as volé mon corps. Tu as détruit ma maison. Tu m’as jetée dehors. Tu m’as noyée en pleine mer. Et tu oses faire mine de t’inquiéter. Tu t’arroges même le droit de penser que ton comportement serait en rapport avec ma souffrance. Mais pour qui tu te prends ; quelle arrogance t’habite, tu crois vraiment que tes agissements peuvent influer d’une quelconque façon sur moi, sur ma vie… Mais va en enfer. Que je ne te vois plus. Ne me parle plus, ne m’adresse plus la parole, ne me dis rien. Je te hais. Tu as détruit ma vie, espèce d’affreux minotaure. Tu n’as pas le droit de t’inquiéter. Entre toi et moi, il n’y a rien. RIEN. Il ne s’est rien passé. Il n’y a qu’un vacuum béant entre nous. Le néant physique. Astral. Tu n’es rien pour moi, je ne suis rien pour toi, je ne t’ai jamais vu, je ne t’ai jamais parlé, tu ne me connais pas, nous n’avons rien échangé. Je t’ai oublié; je ne sais pas qui tu es. Tu ne sais pas qui je suis et plus jamais nous ne nous reverrons. Tu ne demanderas pas de mes nouvelles, je ne demanderai pas des tiennes, on ne se dira pas bonjour, ni nos joues ni nos mains ne se frôleront, nous ne nous saluerons pas, nous ne nous écrirons pas, tu ne me chercheras pas, je ne te chercherai pas, nos chemins seront bien distincts et jamais plus ne se croiseront, sous aucun prétexte, tu es un étranger pour moi, l’étranger qui a fait de mon corps un corps étranger, tu m’as expulsée, expatriée, expropriée, tu m’a salie, tu m’as désappropriée. Tu ne mérites même pas cette haine qui imbibe ma verve. Dégage. Sors !
- Vous n’y êtes pour rien, Lou. Il était plus fort que vous. Il a abusé de son pouvoir. C’est tout. Il vous a violentée. Il n’avait pas le droit.
- Lou, nous allons créer maintenant un container. Par le biais de votre imagination, il vous faut maintenant concevoir un énorme container. Imaginez-vous un container solide. Résistant. Alors, tu y es? Comment est-il ?
C’est une grosse malle. Une malle qu’on ne peut déplacer tellement elle est lourde. Une grosse malle cloutée, en bois d’ébène. Un bois âgé et solide. Une énorme malle sombre et imposante. Cadenassée, avec une grosse clé, une clé lourde en fer. Une clé à volutes, plus grosse, bien plus grosse que la paume de ma main. Une clé qu’aucun porte-clés ne pourrait soutenir, une clé qui rompt le sol, si on la fait tomber…une clé comme dans les contes de fées…
- Alors, Lou, tu y es ?
- Oui, je la vois
- Où est-elle ?
Elle est dans un coin du grenier de ma grand-mère. Tout en haut. C’est un grenier sombre, il y fait tout noir, sauf à quelques endroits, là où le parquet vieilli et usé gondole, le soleil s’est frayé un petit chemin, à travers les fentes et il y a faufilé ses cheveux d’anges tout chauds qui ondulent silencieusement sur la malle devant laquelle je me suis assise en tailleur. Sur le sol gisent quelques playmobils et une maison de western, comme si l’un de nos scénarios savamment improvisés avait été interrompu, soudainement, abruptement, sans raison, mystérieusement…
- Maintenant, ouvrez cette malle, Lou. Ouvrez-la et mettez-y ce souvenir douloureux. Vous y êtes.
- Pas encore. Il résiste. C’est comme une gigantesque poupée que j’essaie de plier en deux et de faire rentrer mais qui déborde à chaque fois, tant et si bien que la malle ne ferme pas. Et que ça dépasse ; Et qu’y a des bouts de partout qui ressortent. Et que ça ne rentre pas. Et j’appuie d’un côté et ça ressort de l’autre, et je m’épuise.
Octobre 2013… Deux ans plus tard… Je l’ai revu. Il est arrivé, les yeux dans les nuages, la tête dans les cieux, l’attention dans les étoiles et la tension dans les chaussettes, et la même démarche. Cette même démarche, légèrement entraînante vers l’avant, légèrement en apesanteur. Mon astronaute dans sa bulle musicale. Connecté à tous ses câbles, mon extra-terrestre a atterri. Il a retiré son casque. Il m’a souri. Son regard m’a tendrement enlacé. Puis, nous nous sommes embrassés. Nous nous sommes serrés si forts, comme pour rapprocher tous ces mois qui nous ont séparés. Sans mot dire, tendrement. Sans reproches. Doucement. Sans rancœur. Délibérément…
Nous n’étions que deux enfants sans défense occupés à construire un château de sable, l’un avec le seau, l’autre avec la pelle et le râteau, deux enfants sans défense, concentrés, la tête penchée sur leur bâtisse fantastiques, tout nu, la peau dorée par le soleil… Nous étions deux enfants, qui jouions tranquillement, main dans la main, riant et chantant à tue-tête… Nous étions deux enfants, lorsque la foudre s’est abattue sur nous scindant comme un laser brûlant nos deux mains. Elle est tombée entre nous, nous déchirant. Nous déchiquetant les doigts. Nous gisions alors éloignés l’un de l’autre, propulsés aux extrémités l’un de l’autre, nos vêtements en lambeaux, nos mains en sang, les yeux fermés, inconscients… moi, le cauchemar se prolongea, un cauchemar plus noir et plus profond que la mort, plus noir et plus vide encore que l’univers, plus incertain et plus inconnu même que le vacuum mystérieux des trous noirs…
Quand je me suis réveillée, épuisée, il était déjà parti. Il avait parcouru de nombreux kilomètres. Il est très loin. Trop loin. C’est ce qu’il croyait. C’est ce que je croyais. C’est ce que nous avons dû ou préféré croire…
C. reprit connaissance à peine quelques heures plus tard, découvrant mon cadavre ou ce corps délabré qui s’apparentait à une charogne dévorée par les corbeaux et la vermine. Il jeta un dernier regard sur le tas d’abats, puis il décida de ne plus jamais se retourner, tant la vision de ce corps qui un jour l’avait séduit lui fût insoutenable… C me crût décédée. Définitivement perdue. A tout jamais. Dans son cœur, il y avait même creusé ma tombe, sur laquelle il y avait déposé non sans rancœur une gerbe se fanant…
Je l’ai revu. Il était 13h18 sur l’horloge de la gare quand il m’a rejoint à l’angle de la boulangerie viennoise. Il m’a souri. Comme avant. Avec une indicible tendresse. Je lui ai souri. Nous nous sommes embrassés. Nous nous sommes étreints avec une telle étroitesse que nos cœurs en balbutiaient. Puis, nous avons pleuré. Nous avons tellement pleuré que nous aurions pu noyé la Hollande ou ce qu’il en reste…
Quelques jours auparavant :
Le psy :
- Alors, ce sont les vacances, Lou ?
- Oui, Monsieur
- Comment envisagez-vous les choses, Lou, qu’allez-vous faire ?
- Partir, Monsieur
- Partir ? Où donc ?
- En Allemagne, Monsieur…
- En Allemagne ? songez-vous donc à l’y rejoindre ?
- Oui, Monsieur
- Pourquoi ?
- Je ne sais pas…
- Lou, qu’attendez-vous de cette rencontre ? Souhaitez-vous reprendre votre relation, là où elle s’est arrêtée ?
- Je n’en sais rien. Non, je ne crois pas, Monsieur. Vous savez, j’ai érigé d’immenses remparts autour de moi. Je n’autorise plus personne à pénétrer les lieux de mon intimité. Tout est fermé. Blindé. Verrouillé comme la plus grande banque des Etats-Unis. Personne n’a accès au coffre-fort. D’ailleurs, à quoi bon l’ouvrir ? il ne recèle guère que de la merde. Un beau boudin tout sec et putride.
Je veux rester seule parce que je me sens encore en danger…
Le psy m’interrompt !
- Lou ! Qu’attendez-vous alors de cette rencontre ?
- J’attends son pardon, Monsieur…
…Puis, je m’effondre…
Il a tellement souffert par ma faute. J’ai fermé la porte de notre petit nid, comme si de rien n’était. Je l’ai laissé dans cette tristesse si profonde et dévastatrice. Je l’ai laissé tout seul avec nos millions de souvenirs et je lui ai juste dit : Chris, il faut que nous grandissions chacun de notre côté, c’est fini, on ne s’aime plus. Je ne lui ai donné aucune explication, je l’ai laissé avec cet appartement encrassé de tristesse, de souffrance et de non-dits. Je ne lui ai rien révélé. Parce que moi-même, je ne savais pas. J’étais tellement enlisée dans cet affreux cauchemar qui ne voulait pas s’achever… Aveuglée, blindée. Cette image ne me quitte plus désormais : Chris sur le palier de la porte, en pyjama, une écharpe autour du coup, un mouchoir dans la main, les larmes aux yeux, le désespoir partout dans les sourcils… un bisou sur la joue, une caresse rapide et lâche et terminé. Je débaroule les escaliers. Je laisse claquer la porte derrière moi, m’enfuyant avec ma mère sur les chemins de fer…
Et maintenant, seulement maintenant, je l’imagine dans cet appartement, quelques minutes après mon départ. S’il ressent la même chose que moi pour lui, alors il a dû tellement souffrir, dans cet appartement vide et triste. Il a dû se sentir tellement seul et abandonné… vide, seul, isolé…VIDE…
O mon amour, ô ma tristesse
un jour d’un ancien mois de mai
tu m’avais fui. Quand donc était-ce ?
C’est décidé. Je ne laisserai plus le passé m’investir du vide. Je vais l’aménager. Je vais construire. Je vais créer. Je dessinerai et je ne gommerai aucun trait, j’écrirai et je ne raturerai rien, je ne jetterai rien. Je ne couperai rien, je modèlerai. Je repasserai par-dessus. Je construirai. Je vais vivre de nouvelles choses. Je vais aller de l’avant, regarder droit devant, ne plus jamais me retourner, accepter que le passé appartient au passé, et que les autres temps m’appartiennent. Ils n’appartiennent qu’à moi. Je suis le despote de ma propre vie, l’unique capitaine à bord, horloger et architecte de mon destin, je règne en maître, et le temps est mon esclave. Je ne serai plus la victime de cette maladie qui n’en est pas une. Je vais soigner cette volonté souffreteuse. Je vais lui mettre les points sur les i et lui remonter les bretelles. Je ne baisserai pas les bras, je ne fermerai ni les volets, ni mes paupières, je vais avant tout droit et rien ni personne ne m’arrêtera. Je ne prendrai mon élan qu’une seule fois et je courrai, tant que je pourrai et sans trébucher, le pas sûr et alerte, la chaussure enfoncée solidement à chaque pas. A n’en plus pouvoir, et je ne me retournerai pas. Et je ne reculerai pas. Et je grandirai. Je ne garderai de mon enfance que des souvenirs sans impacts, de doux souvenirs. Assez ressassé. Assez ruminé. Je ne suis ni un trou, ni un casse-tout, ni une vache [9]. Je suis quelqu’un et je suis actrice. La maladie, celle qui n’en est pas une, n’aura pas raison de moi. Je veux vivre, moi, je veux avancer. Je suis un pierrot lunaire. UN LORIALET ; le Lorialet d’Orion, je flirte avec la lune et m’avine de son écume. Et j’allume les étoiles d’été. Et voile les dunes dénudées d’une étole de soie cuivrée. Quelques gouttes d'amour ruissèlent le long des courbes éthérées de la lune. Assise en son sein, perchée là-haut, les pieds nus, la tête dans les nuages, parmi les fifottes argentées du ciel, je pêche une étoile et d'un baiser, la dépose sur la rondeur de son front...
Je ne veux plus être spectatrice, je ne veux plus être en marge, sur le trottoir, au bord de la chaussée, en marge, sur le bas-côté, abandonnée, je veux faire partie de l’action, je veux être sur les négatifs, dans le film, au milieu de la scène, sur les planches, en jeu avec les autres acteurs. Il faut juste pour ce faire, que je me retrouve, que j’apprenne à me connaître, que je parvienne à identifier à nouveau mes sentiments qui me sont devenus entre-temps si étrangers. Mes sœurs ont décidé de vivre leur vie, je vais vivre la mienne. Toutes les trois, chacune de notre côté, comme nous l’entendons, indépendamment les unes des autres. Je n’ai plus d’exigences envers elles, elles n’en auront plus envers moi. Nous allons grandir. Je vais grandir. Sans elles.
Notes:
[9]
Casse-tout, malheureusement un adjectif trop souvent utilisé pour décrire Oriane dans la famille. Mais "vache", je pense, fait référence à "vache à traire", insulte utilisée par Frédéric, lors d'un repas de vacances à Ste Maxime.
Trois
Trois quoi…. Trois sœurs, trois hommes rouges, Troyes, un cheval de Troie ? Trois mages, trois essais, trois gages…. Trois. 3. Quel drôle de chiffres, un chiffre qui revient sans cesse et de façon symbolique dans ma vie, comme un signe. Comme un avertissement. Comme un code. Comme une combinaison secrète à laquelle je me heurte et je me cogne, sans comprendre…
Trois novembre 2013. Retour à la case départ. Ressac du Styx. Écume du jour. Rebut de l’humanité. Lou dans sa cellule verte. Lou, chambre 3. Impression de déjà-vu…« Lou, c’est votre troisième hospit’, n’est-ce pas ? Ça fait combien de temps que vous êtes sortie ? » - « Trois mois, Madame…. » La blouse blanche esquisse un sourire assorti à son accoutrement, quoique légèrement jauni, (ça jure un peu, pensé-je…) et marmonne un : « jamais deux sans trois, comme on dit »….
Je désespère….
- Est-ce la solution
- Suis-je une incurable ?
- Fais-je partie de ces horribles fantômes qui hantent les couloirs de la Providence…
- Suis-je cet affreux parfum nauséabond qui rappelle de mauvais souvenirs aux rescapés ?
- Serais-je heureuse un jour ?
- Serais-je femme un jour ?
Je suis au fond du trou. Epuisée. Lasse. Lasse de ne pas comprendre. Ennuyée par cette affreuse ritournelle, ce refrain, cette nausée qui se répète sans cesse. Je suis au fond du trou et j’ai perdu tout espoir, toute envie. Vidée, je broie du noir. Toutes mes volontés s’avortent les unes après les autres, comme une cascade de dominos, avec des chiffres, des codes, des points partout. C’est à n’y rien comprendre. Je pourrai me tirer une balle, me jeter par la fenêtre. Et puis les idées noires s’amoncellent, le suicide, unique salut : se faire électrocuter, se pendre, se jeter sous les roues du train, se faire électrocuter sous les roues du RER, se jeter par la fenêtre, avaler des médocs, se planter un poignard dans le cœur, se faire éclater la cervelle par un type salace et cinglo qui passait par là, au coin d’une rue, sur un trottoir crotté, sans raison, juste parce que c’est la vie et qu’elle est bien faite, et que le hasard est mon allié, ou pas…. Pourtant malgré la pléthore patente de possibilités morbides qui m’entoure et peuple mon imagination, je ne peux m’y résoudre, j’ai essayé de me pendre dans les douches du pendu, j’ai relu tous les articles pour réaliser l’acte avec le plus de précision possible, j’ai appris à faire des nœuds coulissants, j’ai acheté une belle corde solide pour neutraliser l’échec, j’ai testé la résistance de la corde, celle du mur à laquelle, je l’accrocherai, j’ai mesuré la hauteur approximative entre mes pieds et le sol, j’ai considéré celle de la chaise, je l’ai faite tomber pour entendre sa résonnance, son écho au-delà des murs, j’ai testé les éclairages, savoir si l’obscurité m’était plus agréable que la lumière frontale, j’ai testé la douleur du nœud serré sur mon cou amaigri, j’ai mis la corde autour de mon cou, j’ai simulé l’acte avec le plus de justesse possible, j’ai réalisé le scénario, planté le décor, allumé la lumière, mis la musique, une belle mort bien orchestrée, un vrai chef d’œuvre, j’ai écrit deux lettres d’adieux, j’ai marqué mon corps à l’encre de chine des derniers messages les plus importants, j’ai pris congé, j’ai fermé les yeux, j’ai serré le nœud, j’ai pris une dernière bouffée d’air.
Pis, j’en ai repris une. Une de trop. Pis, j’ai douté. Pis, j’ai compris. A croire que j’aime trop la vie, alors pourquoi suis-je donc si malheureuse, j’ai tout et en plus j’aime la vie. Les conditions optimales pour une existence réussie sont réunies et pourtant je suis encore là, entre ces quatre murs jaunis, effrayée, rongée par l’angoisse profonde d’une existence vide, dénuée de sens, incapable d’affronter son âpreté, incapable d’en apprécier la rondeur, la douceur.
Le cauchemar est terminé. Ça y est. Je vais mettre un terme à cette maladie qui n’en est pas une. Non, je ne vais pas y mettre un terme. J’y mets un terme. Définitivement. Au revoir salope et bon vent ! Que je ne te revois plus dans les parages, tu m’as suffisamment gâché la vie ! Je ne suis ni un trou, ni un casse-tout, ni un tuyau, ni un passage. Ni de l’air, ni du vent. Papa, je ne te laisserai pas avoir raison de mon avenir. Je ne m’échappe pas des Enfers de Charon. J’en sors et j’en sors légalement. Je n’ai pas triché. Merde, alors ! et je m’apprête à remonter le Styx à la brasse, s’il le faut. Mais je ne détruirai plus. Je construirai. Oui, j’ai été heureuse. Oui, j’ai eu une enfance formidable, mais ce temps est révolu et je dois faire avec. On ne construit rien sur de la nostalgie. Rien de bon. Je ne suis pas morte. Je suis vivante. Mon cœur bat. Je l’entends. Aujourd’hui, nouveau régime : deux collations de plus. Il faut que je prenne plus vite, dixit le doc. Je ne dois plus me retourner, j’ai le vertige, c’est un fait, il faut que je l’accepte, c’est ma faiblesse, et si je me retourne, je retombe, il faut que je regarde en haut, pas en bas, que je gravisse, pas que je tombe….
Elle a raison. Ce que j’appelle l’insécurité, ce sentiment que je redoute, c’est en fait un sentiment positif : la liberté. La liberté ce n’est pas du vide, c’est simplement quelque chose qui m’appartient, qui me revient de droit, une page blanche que je peux noircir à mon gré, à ma convenance, indépendamment des autres, c’est une page blanche, une page vide que je peux remplir à ma guise et non une cavité. Aujourd’hui, je ne me sens pas vide. Parce que je sais que je n’ai plus besoin de remplir ce vide par la nourriture. Je peux le remplir par la création. Créer plutôt que de m’évertuer à combler un manque qui ne se comble pas. Je vais écrire. Je serai écrivain…