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L'appartement

 

 

Je n’ai trouvé aucune trace de ce texte dans l’ordinateur d’Oriane. L’unique copie de cette nouvelle se trouve imprimée dans un classeur avec les Petites Poésies de Lorialée. Par conséquent, la date exacte reste inconnue mais se situe nécessairement entre Septembre 2013 et Janvier 2015. La toute première page nous indique:

 

 

L'appartement

Nouvelle

 

 

 

 

 

 

Quand je suis née, on a mis à ma disposition un appartement. Un petit appartement fonctionnel tout neuf que l’on avait construit pour ma pomme. Enfin, pour ma pomme, pis un peu et surtout pour celle des autres. Mais ça, je ne l’ai compris que plus tard. C'était un bel appartement tout propre, plomberie, charpente, tuyauterie et électricité, all inclusive, entièrement neuf. Tout marchait impeccablement à quelques détails près, mais rien de bien notoire… un joli petit chez soi bien mignon, bien cosy et tout et tout… ce qu’on appelle aussi un nid de rêve… De quoi y loger Dieu en toute modestie…

 

Pis, j’ai pris possession des lieux, je me suis installée, j’ai pris mes aises, je me sentais chez moi, je crois. J’ai posé mes petites affaires ça et là. J’ai habillé et décoré les murs fraîchement peints. J’y ai déposé quelques petites choses personnelles à droite et à gauche, même si, pourtant, sans cesse on venait me rappeler qu’il y avait des bienfaiteurs, des gens bien disposés à mon égard qui m’en avaient fait cadeau et qu’il ne fallait pas que j’oublie de leur montrer ma reconnaissance et ma gratitude, qu’il fallait que j’en prenne soin, que ce n'était pas vraiment à moi, etc.

 

Effectivement, ça n'était pas vraiment chez moi, en fait… surtout depuis le jour ou les squatters ont posé leur gros derrière dans mon joli canap’... Maintenant, je ne pense qu’à une chose, déguerpir, quitter cet infâme appartement dégueulasse, cet abris d’immondices [1]. Il est tout crade. Dégueulasse, je vous dis, mais je m’en fous, v’voyez, rien à foutre, j’ai plus envie de nettoyer. Ils avaient qu’à pas laisser rentrer les squatters, ils ont mis leurs mains sales partout… Au départ, par bonne conscience - ou mauvaise, du reste... - j’ai essayé de tout récurer. J’ai tout nettoyé, j’ai vidé tout l’appartement, mais j’avais beau ôté tous les meubles, dépoussiérer, récurer les murs [2], rien n’y faisait, cette odeur de vieille pisse ne partait pas, elle persistait...

 

De toutes façons, depuis qu’ils sont venus, je ne me sens plus chez moi, j’ai même plus envie de rentrer. Alors, je reste dehors, des fois, même sur le pas de la porte, et je l’entrouve et je regarde à l'intérieur. Mais, je reste toujours sur le seuil. Accroupie sur le paillasson et je me dis que c’est bien dommage, cette histoire, parce que moi, je l’aimais bien ce petit appart. J’y avais vécu des trucs chouettes au final. Mais ils me l’ont tout salopé, ces connards. Je pourrais les tuer des fois, quand j’y pense. Je suis tellement en colère…

 

En plus, les voisins, ils me regardent comme une pestiférée, maintenant. Ils se demandent pourquoi je laisse l’appartement dans ce piteux état, tout défraîchi, pourquoi je reste la, assise par terre à ne rien faire, au lieu de me relever, de regagner mes pénates et de passer un coup. Ils me jugent, ah ça oui, je le vois bien dans leurs yeux. Au départ, ils ont eu pitié, ils croyaient que j’avais été cambriolée, ou quelque chose comme ça, pis après, ils se sont impatientés:...”Mais enfin, pourquoi elle ne reprend pas le dessus, elle a les clés, les squatters sont partis, un petit brin de nettoyage, et hop, on n’en parle plus…” Ahhh, si ça pouvait suffire, juste un petit coup de lavette, mais ils ne se rendent pas compte de l'étendue des dégâts, hein? C’est pas sur le parquet qu’il y a les empreintes des crados!

 

Ils se disent “... pis quand même, elle a eu de la chance, ils ne lui ont rien piqué [3], elle devrait s’estimer heureuse, nom d’une pipe…”... Mouais, sauf que ben, je ne me sens plus chez moi, moi, j’ai plus envie du tout de retourner là-dedans. Pourtant, quand je regarde par la porte, je vois des tas d’objets qui me rappellent de bons souvenirs, des souvenirs à moi, rien qu’à moi et j’aimerais tellement les récupérer, les emmagasiner tous, mais ça ne me redonnera pas mon appartement, v’voyez et pis, en plus, ils sont tous sales eux aussi. Je vous dis, ils ont posé leurs sales paluches partout, ça pue, c’est une infection. Des fois, j’ai l’impression qu’ils ne se rendent pas compte, qu’il n’y a que moi qui ait un odorat si développé que je puisse percevoir ces odeurs… Tant qu’on voit pas de traces, pas de saleté apparente, on se dit, y a rien eu, mais je leur dis, moi “enfin!! Vous ne sentez pas cette affreuse odeur putride, c’est écoeurant, ça m'étouffe, bahhh, j’en peux plus de cette odeur. En plus, parfois, j’ai même l’impression qu’elle me suit…”

 

Et pis, y’a eu ma famille aussi qui m’a dit “mais enfin, qu’est-ce que tu fous, pourquoi tu vides ton appart’ comme ça, pourquoi tu nettoies tout, c’est pas une clinique, c'était mieux avant, laisse-les meubles, enfin…” pis ensuite, ils étaient contents parce que j’y mettais plein de nouveaux meubles, sauf qu’ils ont commencé à trouver ça bizarre à force, parce que chaque fois qu’ils venaient, j’avais beau leur dire au téléphone, la veille que j’avais acheté pleins de meubles, l’appart était aussi vide qu’avant, alors, ils se sont demandés où étaient passés les meubles. Au départ, je leur ai dit que je les avais commandés, qu’il fallait être patient, qu’ils allaient être livrés, mais qu’il y avait toujours un délai, qu’il fallait attendre, que c'était normal!

 

Mais les voisins, eux, ils savaient tout, ils les voyaient les meubles, pis le lendemain, ils pestaient de les voir tous démolis dans la poubelle… Ben oui, mais peu importe ce que j’y mettais dans cet appart, au départ, c'était tout beau [4], pis une fois dedans, ça sentait le porc, l’urine vieillie et tout ça, ça sentait les squatters, peu importe ce que je faisais…

 

J’avais beau mettre du parfum, du sent-bon, des petits sapins, et tout, j’ai redécoré les murs encore et encore, cette horrible persistait. J’avais l’impression qu’ils étaient là, qu’ils continuaient de roder, les gros dégueulasses, j’ai toujours peur, je suis jamais chez moi. Depuis deux ans, j’erre comme une étrangère autour de chez moi, j’attends qu’on veuille bien rouvrir la porte, sauf que la porte, elle est ouverte et que je peux rentrer, mais j’y arrive pas.

 

Si vous saviez comme ils me regardent… Ces voisins… Ça fait tellement mal… Je me sens dégueulasse. On dirait un monstre gisant sur le palier. Des fois, je crois même que je leur fais peur, que je les dégoûte comme si on avait donné un corps et un visage à la peste. Comme une lépreuse, ils me regardent, je vous le dis. Des fois, même, je m'étonne de voir dans le regard de certains, juste de la gentillesse, de la gentillesse pure, je veux dire… Ça fait bizarre, j’en suis venueà me demander si je méritais même un pareil regard [5], s’ils s'étaient pas trompés de personne, si j'étais pas en train de manipuler les plus naïfs… mais enfin, merde, j’ai rien fait quoi, c’est pas moi qui ai cradossé tout l’appart. J’en prenais soin avant. Bon, c’est vrai, j’ai cassé deux-trois trucs [6], mais enfin, quand même! Il était joli avant qu’ils pénètrent les lieux ces salauds...

 

Bon, j’aimais pas trop quand mes bienfaiteurs invitaient des gens chez moi. J’avais l’impression que j'étais plus hôte qu’eux… Ils disaient “mais enfin, laisse-les regarder la devanture, bon Dieu, si les façades les attirent, tant mieux, non? C’est que tu as un bel appart! …” … Il fallait toujours que je fasse tout pour être aimable, ne pas les froisser, leur faire plaisir. J’imagine que ces drôles d'étrangers que l’on invitait à mon insu étaient en fait de futurs acheteurs. Il fallait toujours qu’ils mettent leurs sales paluches partout [7], qu’ils touchent les murs, qu’ils tâtent pour s’assurer de la bonne isolation… M’enfin, s’ils ont bien profité de l’apéro, ils n’ont pas acheté pour autant, hein. L’appart était trop petit, peut-être, ou pas assez prestigieux pour investir. Je m’en fous moi, tout ce que je voulais, c'était qu’ils partent, que je sois chez moi, juste chez moi, tranquille, sans personne. Pis après, j’ai eu un colloc [8]. C'était sympa, mais fallait partager. Pour partager, faut avoir confiance. Ça a pas été évident. Pis ensuite, y’a eu les squatters, le colloc est même parti. Je pense qu’il était dégoûté lui aussi. Mais enfin, pour lui, c'était pas pareil, c'était pas son appart, il y perdait rien, juste une colloc, mais rien de bien symbolique…

 

Si vous saviez comme je suis mal… Je suis si malheureuse… Au départ, je me suis dit, faut juste que mon colloc revienne, je me sentirai mieux alors, j’ai attendu, si j’ai de la compagnie, pis si je suis avec quelqu’un qui a vécu dans le même appart’ et tout ça. Mais le colloc, il avait plus envie de vivre avec moi. Lui, il comprenait pas que tous les matins, l’appart soit plein, et que tous les soirs, il soit à nouveau vide, et pis ensuite, il a vu que j’avais renoncé à m’en occuper, que je le laissais en friche. Les murs se délabraient de jour en jour et il me regardait, là, passive, ça le dégoûtait en fait. Pis un jour, il est parti. Soi-disant, je l’ai mis à la porte, mais faut être honnête, s’il avait voulu rester, il aurait trouvé des stratagèmes. Il en avait marre, lui, il voyait pas l'intérêt de garder un appart squatté. En plus, il était pas là quand y avait eu les squatters. Je lui ai même pas dit, donc il a pas compris pourquoi j'étais si bizarre… au départ qu’il a habité avec moi. Il a même un peu voulu repeindre les murs. Enfin, j’ai eu du mal à accepter qu’il y mette sa griffe, mais bon après, je trouve ça normal, je crois… Bref au final, mon colloc, il est jamais revenu… J’ai continué d’attendre sur le paillasson… Comme une locataire expulsée… Pourtant, les bienfaiteurs persistaient à me dire “mais enfin, tu es proprio, tu as les responsabilités d’une proprio, prends-les, assume et repasse un petit coup, mets-y quelques meubles, et puis voilà, c’est quand même pas bien compliqué…” le colloc aussi, il comprenait pas. Faut dire que non seulement il n’avait pas su pour les squatters, mais en plus, lui, il sentait pas l’odeur… A vrai dire, j’ai l’impression que personne ne la sentait, cette affreuse odeur. Moi, je la sentais tout le temps, alors j’imagine qu’elle n'était pas dans l’appart, mais dans mon nez, au final…

 

Aujourd’hui, faut que je quitte cet appart, peut-être même qu’il faudrait que j’y foute le feu. Il parait que y a que comme ça qu’on se débarrasse des horribles odeurs, alors… Dire que ça fait deux ans maintenant que je vis sur le paillasson. Je me sens sale et toute crottée. Pis cette foutue odeur des squatters qui ne part pas… Mon colloc, quand il est parti, ça m’a foutu le bourdon, quand même, j'étais pas bien. Pis en plus, en partant, il a emporté toutes les couvertures, j’ai tellement froid, moi… J’aurai bien aimé qu’il reste, mais en même temps, il est pas fou, lui, il va pas rester dans un appart piteux. Il a mieux à faire. Enfin, il est jamais revenu. Pourtant, on riait bien ensemble, pis il prenait soin de l’appart, je crois qu’il l’aimait bien. Il disait même ne pas pouvoir s’imaginer autre part tellement il était joli et confortable… Il disait s’y être attaché à vie. Mouais, tu parles, ben la vie est courte. Enfin, la mienne me parait longue, sur ce foutu paillasson… Je m’ennuie. Y a tellement de choses à faire, mais là, sur le paillasson, je peux rien faire, je suis figée, paralysée… C’est pour ça aussi que les gens, ils en ont marre de moi, parce qu’eux, ils ont des tas de trucs à faire et jamais le temps de les faire et moi, j’ai tout le temps pour les faire, mais je ne les fait pas. Je reste là, comme un chien errant, quelle honte, quand même.

 

J’aimerais tellement rentrer à nouveau dans mon petit chez moi, mais j’y arrive pas. Ça me fait flipper, rien que l’odeur. J’ai beau frotté, je vous dis, rien n’y fait. A peine j’ouvre la porte que le nuage putride se propage sur le pas… c’est une infection, je vous dis, moi. Ça empeste, j’en ai les narines toutes irritées, complètement dilatées. Il pourrait y passer un train tellement elles sont dilatées les pauvres. Ça me rebute. Je ne peux plus supporter cette odeur qui ne s’en va pas…


Enfin, c’est pas pour autant que je laisse l’appart à dispo… Au départ même je le fermais tout le temps à clé, et à double tour, parce que je voulais plus que quelqu’un rentre. Pis, les voisin, ils se moquent des fois, ils disent qu’y a toujours un chien de garde, et qu’il a pas l’air commode, et qu’il aboie, et qu’il grogne si on s’approche trop de la porte… ben ouais, je supporte plus la présence d’un étranger, c’est fou hein, pis je surveille toutes les allées et venues. Je contrôle tout, et pis faut pas que quelqu’un s’avise de dire quelque chose parce que je montre les crocs, aux aguets, je vous dis que je suis moi. Je suis comme un vigile en moins musclé, mais je suis sure que je peux faire peur. D’ailleurs, y a plus personne qui vient à force. Je suis bien seule, mais c’est pas plus mal, mieux vaut être seule que mal accompagnée, comme on dit…

Notes

 

[1] 

Comment ne pas voir dans ce cambriolage une métaphore des viols...

 

[2]

… ainsi que celle de la purge qu’elle s’infligeait après une crise de boulimie?

 

[3]

J’ajouterai qu’en plus des viols, Oriane a été cambriolée à Belfort en Mars 2014 et bien qu’il ne semblait pas qu’il manque quoique ce soit, Oriane a ressenti ce frisson de peur qui vous parcourt l'échine. Elle m’avait décrit son appart sans dessus-dessous, les vêtements en bazar et les casiers en vrac dans la baignoire, les cartouches d'imprimantes hors de leurs emballages d'origine. Qui se sentirait en sécurité après un cambriolage? Heureusement, c'était le jour du de son déménagement. Ca reste quand même traumatique et ne fait que s’accumuler aux autres traumas. Puis en Décembre 2014, alors qu’elle était en hôpital de nuit, une autre patiente s’est infiltrée dans sa chambre et lui a volé un vêtement mais surtout un tableau qui avait une valeur économique importante, peut-être 400 euros vu le temps qu’elle y passait et l’ardeur qu’elle y mettait, mais aussi une valeur sentimentale puisqu’elle exprimait ses colères et sa souffrance dans ses tableaux.

 

[4]

Les meubles sont la nourriture. D'après son Purgatorio, elle arrivait avec des sacs pleins. Puis venait la crise. Au départ, oui, ça étouffe la colère, ça réconforte. Mais au final, ça change rien, et ça doit repartir.

 

[5]

Sa coiffeuse, qui travaillait comme manager pour le salon Franck Provost de Confluence, avait ce regard bienveillant. Elle s'inquiétait pour Oriane et était contente de la voir quand elle revenait pour une nouvelle coupe, non pas pour sa confiance en son esprit créatif et talentueux, non pas pour l’argent, mais parce que pendant les périodes d’absence, elle se demandait toujours comment elle allait. Je ne connais pas le prénom de cette coiffeuse, mais j’aimerais lui parler. Son regard n’avait pas changé avec la dégradation corporelle progressive d’Oriane.

 

[6]

comme une jambe dans le plâtre...

 

[7]

Qui sont ces étrangers, ces invités? Frédéric? Regarder la façade, ça je sais. Son regard et ses commentaires vous deshabillaient et vous degoutaient. Quant à l'évaluation tactile, c’est vrai?

Et Tristant a-t-il fait quelque chose?

 

[8]

Je suis à peu près sure qu’il s’agit de Chris.

 

 

© 2015 by Virginie Rolland.

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